Alors que l’Empereur séjournait au château de Rambouillet, et qu’il n’y avait le soir ni concert ni spectacle, on jouait à différents jeux dans le grand salon carré.
Un soir, il alla droit à une table sur laquelle était posé un jeu d’échecs.
– Voyons, dit-il à Duroc, savez-vous ce jeu-là ?
– Non, Sire.
– Voyez donc, reprit l’Empereur, si parmi ces messieurs il en est quelques uns qui veuillent bien faire ma partie.
Le grand maréchal du palais se mit aussitôt en quête d’un joueur d’échecs ; mais, de toutes les personnes présentes, pas une n’avait la moindre notion de ce jeu difficile.
L’Empereur, toujours obstiné dans ses volontés, s’adressa alors au maire de Rambouillet, son hôte ce soir-là :
– Monsieur le Maire, n’auriez-vous pas dans votre ville un joueur d’échecs ?
– Je n’en vois qu’un, Sire, c’est le curé de notre église paroissiale. Et encore, je ne sais s’il est un joueur bien habile.
– N’importe : voilà mon affaire !
Et, sur-le-champ, il donna l’ordre au grand maréchal d’envoyer chercher ce prêtre.
Un quart d’heure après, on vit entrer dans le salon un vieillard à cheveux blanc, à la figure franche et épanouie : c’était le curé de Rambouillet.
Présenté aussitôt à l’Empereur, qui lui fit le meilleur accueil, il lui répondit par un petit compliment fort bien tourné :
– Monsieur le Curé, dit Napoléon, j’ai appris que vous étiez bon joueur d’échecs, et je ne serais pas fâché d’essayer ma force contre la vôtre. Voyons, mettez-vous là, et conduisez-vous en brave champion ; ne me ménagez pas, si je fais quelque école.
Le curé prit place vis-à-vis de l’Empereur. Napoléon fouilla dans la poche de sa veste, en tira quelques pièces de vingt francs, et en jeta une sur la table en disant :
– Il faut intéresser un peu le jeu... Nous allons seulement jouer vingt francs.
Le vieux prêtre s’était mis aussi en devoir de tirer de la poche de sa soutane une bourse assez maigre ; mais, quand il vit la pièce de l’Empereur, il ouvrit de grands yeux et dit, sans doute pour s’excuser, car il n’était ni joueur ni riche :
– Sire, il me semble que c’est beaucoup d’argent ?
Mais Napoléon alla au-devant des scrupules du vieillard, et lui répondit, de sa voix la plus affectueuse :
– Monsieur le Curé, votre argent est le patrimoine des pauvres, et je ne voudrais pas vous voir en risquer la plus légère partie au jeu. Vous allez vous mettre de moitie avec Duroc, et votre mise sociale sera parfaitement égale, puisque vous apporterez, vous votre talent, votre science, et lui son argent.
– Mais, Sire, repartit le prêtre, Monseigneur le grand maréchal n’a peut-être pas de mon talent ou de ma science une aussi bonne opinion que Votre Majesté ; lui qui a l’honneur d’être votre compagnon de périls doit savoir mieux que personne que vos adversaires ne triomphent jamais.
Cette louange, amenée naturellement et débitée avec une bonhomie parfaite, flatta plus Napoléon que tous les éloges possibles.
Monsieur le Curé, répondit-il en souriant, vous nous gâtez, Duroc et moi !
Le jeu commença.
Le puissant empereur en vint aux mains avec le modeste curé, et ce fut un curieux spectacle de voir le grand capitaine, alors dans tout l’éclat de sa gloire que rien ne semblait obscurcir, en tête-à-tête devant un échiquier avec un pauvre prêtre.
Celui qui pouvait à un signe de son épée, faire marcher un demi-million d’hommes d’une extrémité de l’Europe à l’autre, méditait profondément la marche de quelques pions d’ivoire, et il avait pour rival, sur cet innocent champ de bataille, un humble et respectable vieillard.
Il fut complètement battu par le curé, qui gagna cinq parties de suite, avec une dextérité et un bonheur qui ne laissèrent pas à Napoléon le temps de respirer.
Quand le moment de se séparer fut venu, quand minuit eut sonné à la grosse horloge de Rambouillet, Napoléon, qui venait de perdre sa cinquième partie, se leva en riant et dit à son adversaire :
– Monsieur le Curé, vous venez de me donner une leçon ; j’en profiterai. J’ai plus appris ce soir à jouer ce jeu-là que depuis vingt ans que je joue. Vous m’avez battu à plate couture.
– Votre Majesté est invincible partout ailleurs, répondit le prêtre, et c’est bien le moins qu’elle soit battue aux échecs. Au surplus, Sire, votre défaite tient à la rapidité de votre manière de jouer ; ce mode réussit quelquefois, mais il n’est pas toujours heureux, surtout quand on a affaire à un ennemi lent et patient.
Le vieillard, sans s’en douter, donnait encore à Napoléon une leçon de stratégie.
Le prêtre prit délicatement les cinq pièces d’or que son adversaire avait perdues et, s’approchant du grand maréchal, lui dit à voix basse :
– Monseigneur, puisque nous étions de compte à demi, il vous revient sur cette somme cinquante francs.
– Gardez-les, je vous en prie, Monsieur le Curé, répliqua le grand maréchal ; vous les distribuerez aux pauvres.
– Votre vœu sera exactement rempli, Monseigneur.
Cependant Napoléon, qui tâchait d’expliquer à son entourage les causes de sa défaite, revint auprès du vieillard, et lui dit :
– Vous m’avez fait passer une soirée charmante, Monsieur le Curé, je vous en remercie. Mais j’espère bien que vous me ferez l’amitié de venir me revoir ?
– D’ailleurs, ajouta-t-il gaîment, vous me devez, sinon une visite, du moins une revanche que, mettant à profit vos conseils, j’espère bien prendre la prochaine fois.
Le curé s’étant incliné en signe de remerciement s’apprêtait à se retirer, quand l’empereur, lui tendant la main, lui répéta :
– Nous nous reverrons bientôt, n’est-ce pas, Monsieur le Curé ?
– Sire, bientôt est le mot, répondit le vieux prêtre, car si Votre Majesté daigne me faire l’honneur de m’admettre à sa partie, je n’ai pas de temps à perdre : à mon âge, à soixante-quinze ans, les points sont comptés d’avance, même au jeu d’échecs.
Ces cinq parties d’échecs furent les seules que jouèrent ensemble l’illustre capitaine et le vieux prêtre.
Ils ne devaient plus se revoir.