D’aucuns pourraient probablement s’en réjouir, mais ce ne serait qu’une victoire à la Pyrrhus. Le dernier cinéma X de Paris ferme ses portes et c’est triste pour tout esprit conservateur un peu nostalgique mais à la fois désespérant pour toute personne dotée d’un peu de morale et de bon sens.
En effet, la disparition du dernier cinéma X de Paris signe la fin d’une activité qui a toujours existé et qui, comme la prostitution, ne choque que les bigots ou, pire, les faux progressistes (qui valideront en revanche toutes les perversions qui les arrangent et arrangent le marché). Mais cette disparition signe aussi notre entrée définitive et complète dans une nouvelle ère où la pornographie est offerte à tous et pour tous et non plus seulement réservée à l’intimité d’une salle obscure un brin interlope mais non sans un certain charme suranné voire un rôle social certain.
Maurice Laroche, 74 ans, est de ces hommes dont le nom, l’allure et la vie nous rappelle qu’il y eut une France si française, faite d’un mélange de joyaux et d’imperfections créant un style de vie unique. Nous vivions alors une époque enivrante mariant des structures traditionnelles et une saine soif d’évasion et de fraîcheur. Mais la transgression était encore innocente ou tout au moins raisonnable et le marché n’avait pas fait son oeuvre de recyclage, pervertissant tout ce qu’il touche comme à son habitude.
Cette parenthèse enchantée d’après-guerre (que l’on avait connu déjà, dans une autre mesure, après la Grande guerre – qu’on se rappelle le quartier du Montparnasse des années 20), profita du regain économique que font naître les décombres et les ruines, mais profita aussi de la joie de vivre qui habite toujours les survivants. Et la pornographie, concentration photographique de la puissance sexuelle qui anime tout être vivant et permet la perpétuation de son espèce, ne fut pas en reste.
Nostalgique pornographie d’antan
Née avec la photographie, dès le XIXème siècle, renouvelée sous forme animée par le cinéma naissant, la pornographie s’échangeait sous le manteau et c’est précisément son caractère interdit et secret qui en aiguisait encore davantage la convoitise. Les années 60 virent sa légalisation progressive et donc son développement rapide. Mais les corps et les pratiques qu’elle nous proposait étaient encore bien frais et naïfs. La pornographie ne faisait que déposer sur de l’argentique ce qui se déroulait dans la chambre à coucher. Les protagonistes étaient encore humains et les activités, quoique coquines et parfois aventureuses, bien débonnaires.
Filmé sur un support analogique, coûteux et contraignant, par des techniciens et des hommes de l’art, ces films au scénario rarement convaincants, certes, avaient quelque chose encore du travail de l’artisan. Le matériau noble de la pellicule, le bruit inimitable de la bobine qui défile, les innombrables imperfections de l’image et du son, tout concourrait à donner un charme certain à ces objets sulfureux mais finalement guère plus que la littérature érotique qui jalonne les civilisations jusqu’aux plus anciennes.
Plus que tout encore, le caractère difficilement accessible de ces œuvres qui ne se dévoilaient que dans des salles obscures dûment réservées aux adultes augmentait le désir du spectateur. Les enfants étaient absolument tenus à l’écart de ces représentations et quand ils en prenaient connaissance c’était après un certain nombre de rites progressifs et parfaitement balisés qui les avaient menés à l’âge adulte.
La sexualité moderne, mélange d’hygiénisme et de terreur
La société contemporaine est fabuleuse en ce qu’elle nous permet de nous extasier de peu, comme elle permet à d’aucuns de s’inventer une insoumission à peu de frais. Aujourd’hui la pornographie à portée de clic, dont les études décrivent parfaitement la chute vertigineuse de l’âge de sa première consommation (9 ans en 2017 !), nous permet de nous émerveiller de l’époque où l’on projetait au Beverley et dans les 40 autres salles classées X de Paris ces films pour adultes – dûment contrôlés – finalement bien sages et mesurés.
Clouscard nous disait que le monde moderne nous permettait tout mais rendait à la fois tout impossible. Aujourd’hui tout est bel et bien permis dans le cadre régenté du marché pornographique (dont on pourrait s’étonner qu’il est parfaitement ignoré des combats féministes si nous n’étions pas si peu naïfs) mais plus rien n’est possible dans le monde réel où la sexualité est devenu un exercice presque irréalisable. Cet objet curieux est devenu un mélange d’hygiénisme et de terreur.
L’injonction du port d’un latex protecteur ou celle des corps parfaitement glabres où l’on traque le moindre poil et la moindre imperfection nous a éloignés de l’amour charnel et naturel. Les femmes, pour beaucoup de raisons et parfois même légitimes (drague grossière de rue, en général dans un esprit peu français), évitent désormais tout contact visuel (eye contact) dans les lieux publics, les rendant hautaines pour des hommes qui se sentent méprisés. Et aujourd’hui la peur larvée d’être accusé de harcèlement ou rétrospectivement qualifié de porc pour avoir été un peu hardi avec sa partenaire (parfois même avec son consentement) a terminé de démolir les rapports hommes-femmes.
Scénario, musique, décors et femme naturelles
Maurice Laroche, le propriétaire donc du Beverley, se souvient lui aussi avec une mélancolie non dissimulée de cette époque et de ces films qu’il projeta, choisis parmi les 300 bobines de 35mm qu’il possède :
Oui, il y a des jeunes. Parce qu’ils découvrent un cinéma qu’ils n’ont pas connu. C’est à dire le 35mm, des films avec un petit scénario, avec de la musique, avec des beaux décors, et une femme nature, c’est à dire des seins qui ne sont pas refaits, un sexe avec des poils.
En 2017 donc, la pandémie pornographique a façonné les fantasmes de toute la génération née dans les années 90. Cette jeunesse a formé son désir sur des images brutes, des séquences violentes, des sexes épilés aux origines pédophiles manifestes, des femmes ravalées au rang de pur objet de jouissance et la sexualité à de la performance quantitative.
Et les femmes, qui ne consomment pas de pornographie – à peine 5% des visiteurs du site YouPorn d’après leurs propres chiffres –, en ont pourtant accepté un à un tous les codes. Et elles les ont accepté parce que le marché les y a poussées (hygiène, épilation, produits divers), et que les magazines féminins ont fait leur ouvrage de rabatteur pour les marques qui les financent. Enfin – ne nous mentons pas – les hommes aussi les ont poussées à accéder à leurs fantasmes masculins, ceux qu’ils se sont façonnés en visionnant inlassablement depuis leur plus jeune âge ces images offertes désormais à tous, celles de femmes aussi glabres que dociles – l’un étant intimement lié à l’autre et réciproquement.
On n’a pourtant pas vu beaucoup de féministes prendre à bras le corps le problème primordial de la pornographie moderne qui asservit les femmes et les enferment dans des rôles peu glorieux où 50 hommes peuvent jeter leur dévolu sur une seule femme, où les pratiques les plus répugnantes leur sont infligées, où on les voit parfois même objectivement souffrir à l’image, décuplant probablement le plaisir – de moins en moins coupable – du spectateur...
Épilogue
C’est alors qu’en jetant un regard par dessus son épaule, on se retourne presque avec bienveillance sur ce vieux cinéma qu’on pensait crapoteux. On se prend alors de tendresse pour Maurice, ce survivant qui faisait tourner infatigablement ses bobines honteuses. Pour le plaisir secret de spectateurs, ultimes survivants d’une époque où la sexualité restait un jardin secret, une sexualité qui n’avait pas encore envahi le monde. Ce monde moderne désormais désenchanté.