Larissa était une fonctionnaire de police dans la ville de Kharkov et servit d’ailleurs pendant 18 ans fidèlement l’Ukraine. Mais lorsque le Maïdan démarra à Kiev, elle et sa famille, ainsi que l’immense majorité des habitants de la ville commencèrent à s’inquiéter. Dès avant le massacre d’Odessa, la population proclama une république populaire de Kharkov et hissa le drapeau russe au-dessus de l’administration du Conseil régional, s’engageant fermement sur le chemin du rattachement à la fédération de Russie.
Le soulèvement fut écrasé dans le sang, par les forces de sécurité et l’arrivée dans la ville de centaines d’ultranationalistes fanatisés, sous la direction d’Andreï Biletsky, le futur commandant du régiment néonazi Azov, mais aussi d’Igor Mosiychuk sbire du parti Pravy Sektor et bien sûr des forces de la police politique ukrainienne, le SBU. Le ministre de l’Intérieur d’Ukraine, Arsen Avakov, a également une immense responsabilité dans ce qui se passa dans cette ville, et dans bien d’autres de l’Est du pays. Larissa fut témoin de tous ces événements et après avoir longtemps porté de l’aide humanitaire dans le Donbass occupé, elle fut finalement arrêté en mars 2015, en compagnie de son fils et fut torturée ignoblement pendant 3 mois dans une des prisons secrètes du SBU. Pendant trois heures et demie, elle a accepté de nous raconter son histoire. Plongeon au cœur de la terreur ukrainienne, sous les coups, les tortures psychologiques et physiques, les chantages et jusqu’au mensonge et déni absolu du principe même de la liberté de penser.
La révolte de la ville de Kharkov réprimée dans le sang et la terreur
Larissa nous accueille dans son magasin, car depuis 2016 elle se trouve réfugiée à Donetsk. C’est une femme au premier abord qui paraît fragile, on sent les séquelles des épreuves terribles qu’elle a vécu, mais un feu brûle en elle, que mêmes les tortures et les humiliations qu’elle a subies n’ont pu éteindre. Mère de famille, grand-mère, elle n’était pas une résistante et ne participa à aucun complot contre l’Ukraine, mais elle réprouvait profondément ce qu’était devenue l’Ukraine et en policière raisonnait aussi en termes de droit, elle raconte :
« Je suis née pendant l’Union soviétique, à Minsk parce que mon père était militaire et que nous avons beaucoup bougé. Finalement nous nous sommes fixés à Kharkov où je me suis mariée et où j’ai eu mes enfants.
J’ai été scandalisée comme tout mon entourage par les événements du Maïdan, tout cela était totalement illégal, violait la constitution du pays. Comment était-il possible de lancer des cocktails Molotov sur les forces de l’ordre, j’ai vu les images de ces berkuts qui brûlaient comme des torches, les ravages causés dans la capitale, les destructions et les pillages. Le nouveau gouvernement qui apparut ensuite était lui-même illégal, issu de cette folie et né dans le sang.
Partout dans la ville les gens n’ont pas tardé à descendre dans la rue, à protester. Les gens étaient enthousiastes, pacifiques, et après le rattachement de la Crimée à la Russie, nous avons pensé que nous aussi, nous devions nous séparer d’un pays devenu totalement fou. Mes grands-pères ont combattu pendant la Grande Guerre patriotique, nous ne pouvions comprendre que ces nazis pouvaient faire la loi en Ukraine, imposer leur idéologie et je comprenais qu’en 1945, nous n’avions pas écrasé totalement ces gens. Aujourd’hui dans le monde, en Ukraine et aux États-Unis, le nazisme a pignon sur rue, comment ne pas réagir et comment en Occident ne comprennent-ils pas ?
Et puis nous avons vu arriver des centaines d’activistes du Maïdan, avec des armes, en uniformes noirs, des forces du SBU et des gens qui venaient de l’Ouest de l’Ukraine, avec Biletsky et Mosiychuk. Très vite ils ont tiré dans la rue et en avril déjà, ils ont assassinés trois personnes. La terreur s’est répandue, la ville de Kharkov que j’aime tant se trouvait sous la coupe de ces soudards. Ce sont eux qui ont motivé la destruction du monument de Lénine, je ne suis pas particulièrement attaché au personnage, mais c’est notre histoire, on ne peut tout retrancher et c’est ignoble de combattre la mémoire, la culture et les civilisations. Moi-même je suis russophone, je ne parle pas l’ukrainien, je peux le comprendre, difficilement le lire, enfin dans les grandes lignes, mais partout dans la ville notre langue c’est le russe. Alors interdire notre histoire, notre langue, des partis politiques, puis bientôt user d’une violence terrible contre la population, ce n’était pas admissible ».
Sur écoute du SBU et arrêtée sans raison pour ses opinions politiques
Larissa poursuit son récit, elle tremble parfois légèrement lorsqu’elle parle, mais plus elle avance dans ce dernier, plus sa force morale et mentale se révèle à nous. Nous écoutons car son histoire s’étale devant nous avec précision, des détails nombreux ponctués de réflexions et considérations sur les droits de l’homme et l’humanité que personne en Occident ne pourrait contredire.
Nous allons de surprise en surprise à l’écouter, car même avec l’expérience des témoignages de torturés que j’ai déjà relevés, elle nous surprend encore par la narration de faits atroces et nouveaux dont je n’avais jamais entendu parler. Elle continue :
« Je n’ai pas fait de résistance armée, j’avais mon opinion et je ne pouvais rester indifférente, aussi j’ai commencé à apporter de l’aide dans le Donbass. C’était horrible de voir l’aviation ukrainienne et leur artillerie tirer sur les civils à Lougansk ou Donetsk. Je me souviens d’une femme agonisante déchiquetée par un obus, cette image est restée dans ma mémoire. Nos chaînes télévisées montraient des images sans faire de commentaires, aucune dénonciation de ce qui se passait, alors j’ai décidé de collecter autour de moi ce que je pouvais, j’avais un bon salaire aussi, et j’ai commencé à porter de l’aide à l’arrière du front, pour les gens, pour les personnes âgées et les civils.
Je suis allée du côté de Marioupol, d’Avdeevka, d’autres villes du Donbass, nous portions en voiture ce que nous pouvions, du pain, des médicaments, des vêtements, de la nourriture, tout ce que nous pouvions. C’était terrible de voir cela, et j’ai même su que dans un village trois personnes âgées sont mortes de faim. Il n’y avait rien, les pensions de retraite étaient coupées par Kiev, c’était terrifiant. J’ai fait mon dernier voyage en décembre 2014, passant les contrôles, mais je ne pouvais me douter que j’étais sur écoute depuis déjà longtemps.
Lorsque je fus arrêtée en mars 2015, cela faisait six mois qu’ils écoutaient mes conversations téléphoniques, ils me l’ont dit après. Ils sont venus d’abord arrêter mon fils, je vivais avec mon autre garçon dans un autre appartement. J’habitais au 9e étage, et ils ont arrêté rien que dans mon immeuble deux autres personnes. Une vague d’arrestation a eut lieu dans toute la ville, une rafle, je ne sais combien de gens, des dizaines, des centaines. Ces répressions politiques ont vraiment été de grande ampleur.
Ils étaient venus à quatorze ! Quatorze pour se saisir de moi et je n’eus pas le temps d’ouvrir la porte que déjà ils l’avaient enfoncée. Certains étaient en uniforme du SBU, d’autres en civils, ils étaient armés, ils se sont répandus dans l’appartement et m’ont arrêtée. Ils y en avaient qui criaient, d’autres au contraire qui posaient des questions calmement.
À un moment ils ont demandé que je sorte dans le couloir et tout de suite après, ils découvraient dans la bottine de ma petite-fille de 12 ans, une grenade… Bien sûr c’était eux qui l’avaient placé ici, j’ai nié avoir des armes, mais ils ont dit que j’étais une terroriste et que je portais atteinte à la sécurité de l’État. J’ai trouvé la force de plaisanter et je leur ai dit que j’avais acheté cette grenade pour la mettre dans cette botte fourrée afin de la protéger contre l’attaque des mites… Ils ont compris alors qu’ils ne tireraient rien de moi. J’avais demandé la présence d’un avocat, ils filmaient avec une grosse caméra, il m’a été répondu que je n’avais pas droit à un avocat, étant une ennemie de l’Ukraine. Après quoi ils m’ont emmené dans les locaux du SBU et l’enfer a commencé. »
Dans l’enfer des tortures, des chantages et des cachots sordides du SBU
La suite du récit de Larissa va nous plonger dans le mal à l’état pur, car si sa détention fut moins longue que celle subie par d’autres prisonniers politiques que j’ai interrogés, Larissa elle fut maltraitée quasiment tous les jours de son emprisonnement dans cette prison secrète du SBU, à Kharkov, de mars à mai 2015, puis encore détenue dans deux autres prisons entre mai 2015 et la fin de janvier 2016.
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