James Jatras, un ancien diplomate américain, pose une question hautement pertinente dans son article Lenin Updated [Lénine Mis à Jour, NdT]. Premièrement, dit il, le Président Trump rencontre le Président Poutine et semble faire des progrès pour apaiser les tensions bilatérales. « Immédiatement, tout l’enfer se déchaîne : Trump est qualifié de traître. Le “projet de loi de sanctions infernales” [“sanctions bill from hell”, expression utilisée par le sénateur Lindsay Graham, NdT] est introduit au Sénat, et Trump est acculé à la défensive ».
Ensuite, note Jatras, le sénateur Rand Paul va voir Poutine à Moscou. Paul lui tend une lettre du Président américain proposant quelques pas modérés vers la détente. Puis Rand Paul rencontre, et invite des sénateurs russes à Washington, pour continuer le dialogue : « Immédiatement, tout l’enfer se déchaîne : Paul est qualifié de traître. Le Département d’État » déclare « les Russes coupables d’usage d’armes chimiques illégales (au Royaume-Uni)… et impose des sanctions. Trump est encore plus acculé à la défensive ».
Clairement, depuis le début, Trump a été « perçu par l’ordre néolibéral mondialiste comme un danger mortel pour le système qui les a enrichis », observe Jatras. La grande question que Jatras pose à la suite de ces événements, c’est comment une telle hystérie collective a pu se transformer en une telle hostilité viscérale, pour qu’une partie de la classe politique « anglo-américaine » soit prête à intensifier les hostilités vis-à-vis de la Russie, même au point de risquer un « conflit [nucléaire] catastrophique, inévitable ». Comment est-il possible que leur passion « pour sauver le mondialisme » soit tellement irrésistible qu’elle leur impose de mettre en péril l’humanité ? Jatras suggère que nous avons affaire dans ce cas à des impulsions psychiques extrêmement puissantes.
Jatras répond en évoquant le zeitgeist de Lénine, quand en 1915, il prit son tristement célèbre tournant vers la guerre civile en Russie. Une guerre contre « la Russie », en elle-même et pour elle-même, son histoire, sa culture, sa religion, et son héritage intellectuel et politique. Avec près de 10 millions de russes morts dans son sillage, Lénine dit « je crache sur la Russie. [Le massacre] n’est qu’une étape à traverser, sur notre chemin vers la révolution mondiale » [voir sa vision d’un communisme universel].
Le professeur John Gray, en écrivant son livre Black Mass, note que « le monde dans lequel nous nous trouvons… est jonché des débris laissés par les projets utopistes qui, bien qu’ils aient été encadrés dans des termes séculaires rejetant la vérité de la religion, étaient en fait chargés de mythologie religieuse ». Les révolutionnaires jacobins lancèrent la Terreur comme un châtiment violent pour réprimer l’élite, inspirés par l’humanisme des Lumières de Rousseau ; Les bolcheviques de Trotsky assassinèrent des millions de gens au nom d’une réforme de l’humanité par empirisme scientifique ; les nazis firent de même, au nom de la poursuite d’un « racisme scientifique (darwiniste) ».
Tous ces projets utopistes (et meurtriers) découlèrent effectivement d’un style de pensée mécanique, à voie unique, qui s’est développé en Europe au fil des siècles, et qui a assis, chez les penseurs de l’Europe de l’ouest, tout au moins, le sentiment inébranlable de leurs propres certitude et conviction.
Ces certitudes supposées, produit d’un empirisme, ancrées aujourd’hui au cœur de l’ego de l’homme, déclenchèrent précisément le retour de ces notions apocalyptiques des premiers judéo-chrétiens ; à savoir, que l’histoire, en quelque sorte, convergerait vers une transformation humaine et une « fin », sous forme d’un châtiment terrifiant pour les dépravés et d’un monde, radicalement nouveau et racheté, pour les élus. Mais aujourd’hui, ces notions apocalyptiques ne sont plus le fait de la main de Dieu, mais sont « orchestrées » par la main de l’homme des Lumières.
La rédemption du monde, de son état de corruption, devait être amenée à travers les principes rationnels et scientifiques des Lumières. La paix s’ensuivrait, après la fin des temps.
Ces révolutionnaires millénaristes, partisans d’un nouveau scientisme, qui espéraient imposer une discontinuité terrible à l’histoire (discontinuité par laquelle les tares de la société humaine seraient retirées de son corps politique), n’étaient finalement rien de plus que les représentants séculiers du judaïsme apocalyptique et des mythes chrétiens.
Le « mythe » millénariste américain, jusqu’à aujourd’hui, prend racine dans la croyance fervente en une Destinée Manifeste des États-Unis, « la Nouvelle Jérusalem », pour représenter le meilleur espoir de l’humanité pour le futur. Cette croyance en une destinée spéciale s’est traduite par la conviction que les États-Unis doivent diriger, ou plus précisément, ont le devoir de contraindre l’humanité vers ce futur.
Cependant, certains pourraient faire valoir que l’humanisme « libéral » du début des Lumières, avec ses « bonnes intentions », n’a aucun rapport avec le jacobinisme ou le bolchevisme trotskiste. Mais en pratique, ils sont fondamentalement similaires : ils constituent des versions séculaires du progrès vers la rédemption utopique d’une humanité imparfaite. Un aspect a pour objectif de remettre l’humanité dans le droit chemin par la destruction révolutionnaire des parties irrécupérables de la société, et l’autre, ancre la rédemption de l’humanité dans un processus téléologique de « refonte » de son identité culturelle. Il cherche aussi à affaiblir le sentiment de lien par le « sang » et par le territoire (le lieu), dans le but de créer une table rase sur laquelle une nouvelle identité homogénéisée, non rationnelle, cosmopolite et qui sera à la fois pacifique et démocratique, peut être écrite.
Le but est une société mondiale, cosmopolite, débarrassée des religions, des cultures et communautés nationales, de l’appartenance à un sexe et des classes sociales. Les mécanismes de tolérance, qui furent autrefois considérés comme essentiels à la liberté, ont subi une métamorphose orwellienne pour émerger comme leurs antonymes : comme des instruments de répression. Tout dirigeant national qui se lève contre ce projet, toute culture nationale contraire ou fierté nationale affichée des réussites d’une nation, constitue manifestement un obstacle à ce royaume universel futur, et doit être détruit. En d’autres mots, les millénaristes d’aujourd’hui peuvent éviter la guillotine, mais ils sont clairement coercitifs, bien que d’une manière différente, à travers la « capture » progressive du fil de l’histoire et des institutions de l’État.
En bref, un espace mondial est requis, qui ne reconnaîtrait qu’une humanité internationale mondiale, un peu comme le voulaient les trotskistes.
Alors comment, précisément, la Russie et M. Poutine sont devenus les antithèses du projet utopiste, et les déclencheurs d’une telle peur et d’une telle hystérie parmi les élites mondialistes ?