Le Canard enchaîné sort un hors-série sur la liberté d’expression dressant un panorama quasi-exhaustif des différentes pressions et limitations qui s’exercent sur le discours public en France en 2016. L’OJIM s’est penché sur ce travail qui recoupe nombre de ses préoccupations. Si l’ouvrage se montre confus, simpliste, et finalement malhonnête, on y trouve néanmoins matière à réflexion.
« Il n’existe que deux sortes de gens, affirmait Chesterton : ceux qui acceptent les dogmes et qui en ont conscience, et ceux qui acceptent les dogmes et n’en ont pas conscience. »
Les journalistes du Canard enchaîné, comme la majorité de leurs confrères, appartiennent à la deuxième catégorie, et le démontrent dès lors qu’ils tentent d’évoquer un thème complexe. Dans le dossier de 130 pages que le journal consacre à la liberté d’expression, jamais cette question n’est mise vraiment en perspective. Que chaque société et chaque époque possèdent un rapport particulier et évolutif au totem-tabou, semble trop compliqué à prendre en compte. Dans le grand élan mythologique et binaire de gauche qui sous-tend ces nombreux articles, on perçoit un dogme fondamental : la liberté d’expression serait une conquête de gauche à travers l’Histoire contre toutes les conspirations réactionnaires, ce que vient résumer la rétrospective historique concluant le hors-série. La vision du monde divulguée par le Canard comprend ses propres limitations de discours, sa censure corrélative, comme toute vision du monde, mais étant donné qu’on n’est pas ici conscient de ses dogmes, on préférera, plutôt que d’assumer ses frontières, opérer d’étranges tours de passe-passe : toute libération de la parole ou de l’expression au sens large sera présentée comme bonne en soi hormis celle contredisant les idéaux de la gauche libérale, cette libération se voyant alors grimée en forme détournée de coercition…
La parole « populiste » vue comme coercitive
Le plus flagrant concerne le traitement du Front National. Cela fait des années que la presse met en garde contre la « libération de la parole populiste », on pouvait donc s’attendre à ce que les journalistes du Canard nous expliquent, justement, où se trouve la limite entre la bonne et la mauvaise libération, ce qui aurait permis de mieux circonscrire l’enjeu du débat.
Mais le journal va trouver un angle biaisé pour éviter de se confronter à pareilles ambiguïtés : présentant le parti de Marine Le Pen à travers ses rapports conflictuels avec la presse, citant ses ennemis déclarés : Mediapart et Le Petit Journal, (boycottés), la guerre ouverte que La Voix du Nord a mené contre le FN si populaire dans sa région, pour expliquer ensuite comment, si Le Canard et L’Huma obtiennent des accréditations, leurs journalistes « ont le plus grand mal à obtenir des réponses aux questions posées ».
Puisque le parti est en conflit assez rude avec les dépositaires de cette liberté d’expression (comprendre les journalistes), le FN (pas bien) est ennemi de la liberté d’expression (bien). Une manière artificielle de présenter les choses. La plupart des médias sont aujourd’hui davantage un pouvoir qu’un contre-pouvoir et divulguent une pensée unique devenue minoritaire hors des élites concentrées dans les grandes métropoles. En ce sens, le FN incarne bien une libération de la parole des laissés-pour-compte de la mondialisation, quoi qu’on pense par ailleurs de cette parole. Les rapports tendus que le parti entretient avec la majorité de la presse traduisent une contestation du monopole indu que celle-ci prétend exercer sur le discours public, y faisant régner sans partage une vulgate libérale de centre gauche. L’angle mort de tout le dossier peut s’énoncer ainsi : le censeur numéro 1, en 2016, en France, c’est quand même le journaliste. Il est révélateur que le dossier n’évoque par ailleurs jamais les véritables persécutions dont sont victimes certaines associations considérées « populistes » comme Riposte Laïque.
Tabou tabou
Pour les journalistes du Canard enchaîné, le tabou est tabou. Tributaires de l’un des slogans les plus débiles de mai 68 : « Il est interdit d’interdire », ils donnent l’impression que celui qui fixe la règle en termes représentation pornographique serait forcément criminel.
Les films interdits au moins de 18 ans se voyant, en France, privés d’une exploitation convenable, ceux qui poussent à cette classification, pour des raisons morales discutables mais légitimes, sont présentés comme des ennemis de l’art. Les journalistes du Canard, au lieu de mettre en perspective la question, se contentent de dresser des listes d’odieux réacs catholiques, comme André Bonnet qui a récemment obligé à réserver le DVD de La Vie d’Adèle aux plus de dix-huit ans. Comme l’article suit un papier sur la communication de Daech, on perçoit qu’il s’agit pour Le Canard – impertinent mais pas téméraire – de taper sur les catholiques pour faire bonne mesure et s’excuser d’avoir accusé l’islamisme à la page précédente. Il n’est pas mentionné, dans l’article qu’Abdelatif Kechiche lui-même, réalisateur de La Vie d’Adèle avait jugé « plutôt saine » l’annulation du visa d’exploitation, n’ayant quant à lui nullement réalisé un tel film pour que sa fille le visionne. La dénonciation fait office de propos. Dans le même article les parents (souvent catholiques) mobilisés contre « l’ABCD de l’égalité », soit l’enseignement au primaire de la théorie du genre, sont présentés dans le même amalgame comme des censeurs. Ces parents, pourtant, s’opposent à l’autoritarisme d’une propagande d’État, mais par un nouveau tour de passe-passe on renverse l’origine de la coercition.
Toujours plus de lois
Un papier offre le panorama rétrospectif de la judiciarisation progressive de la société, par les lois mémorielles comme par les lois hygiénistes. Deux phénomènes à la progression synchrone, comme si l’hygiénisme des corps et celui des consciences représentaient deux obsessions jumelles.
Cette judiciarisation commencée avec les lois Pleven se poursuit au début des années 90 : la loi Gayssot date de 1990 et la loi Évin de 91. Ces deux lois seront les modèles de celles qui leur succéderont, jusqu’à soulever finalement une certaine exaspération au milieu des années 2000. Pour l’hygiénisme corporel, Évin reconnaîtra lui-même le « ridicule » des censures imposées au nom de la loi portant son nom (La Poste supprime le mégot de Malraux en 1995 et la BNF celui de Sartre en 2005). Quant à la délirante prolifération des lois mémorielles l’avocat du Canard enchaîné, Antoine Comte, dénonce parfaitement leur absurdité : « Les lois mémorielles sont typiquement des lois staliniennes ! Une catastrophe ayant entraîné une sale concurrence entre les communautés (…) Pourquoi les Tutsi, qui ont subi le troisième génocide du XXème siècle, après les Juifs et les Tsiganes, n’ont-ils pas droit à leur loi interdisant le négationnisme ? (…) Ces lois … pervertissent la démocratie. »