À l’occasion de la sortie de leurs Mémoires, les célèbres « chasseurs de nazis » sortent de leur réserve et évoquent pour L’Obs leurs luttes passées et leurs inquiétudes présentes.
Longtemps ils n’ont pas voulu les écrire ces Mémoires que tous les éditeurs leur demandaient. « L’absence de besoin et de désir d’être connus intimement », avancent-ils. « La conviction aussi qu’il vaut mieux être jugés par la postérité pour ce que nous avons accompli et non pour ce que nous sommes. »
En dépit d’une vie à bien des égards romanesque, les Klarsfeld ne s’autorisent pas le style épique et préfèrent les actes aux mots. Couple indissociable, parfait mélange de rigueur allemande et de goût de la famille resserrée que l’on trouve dans les lignées juives décimées, ils ont mis toute leur vie dans leurs causes militantes et leurs enfants.
Aujourd’hui pourtant, les célèbres « chasseurs de nazis » ont fait le choix de dépasser leurs réserves et publient le récit écrit à quatre mains de 50 ans de combats, depuis leur traque des grands criminels allemands comme Klaus Barbie ou Kurt Lischka, jusqu’à celle des plus emblématiques collabos français.
En exclusivité, ils ont reçu L’Obs pour évoquer leurs luttes passées et leurs inquiétudes présentes.
Vous n’avez jamais été particulièrement alarmistes. Vous avez toujours choisi de faire confiance à la République, notamment concernant la situation des juifs en France, de ne pas tirer de signal d’alarme inutilement. Cependant on vous sent cette fois très inquiets. Entre les assassinats perpétrés par Mohamed Merah à Toulouse ou, très récemment, les assassinats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, en passant par le succès d’agitateurs antisémites comme Dieudonné ou Alain Soral, vous vous sentez obligés de poser des questions graves, peut-être pour la première fois depuis de nombreuses années. Est-ce bien le cas ?
Serge Klarsfeld : L’Europe est encore une zone de prospérité, en dépit de ses difficultés. Elle suscite une très forte volonté d’émigration, qui se manifeste notamment par la mort de nombreux migrants africains en Méditerranée, et elle a donc tendance à se barricader, pour assurer une certaine homogénéité de sa population, un équilibre. L’emmurement de l’Europe entraîne fatalement la montée des populismes, et la crise économique qui semble se prolonger accentue encore ce phénomène. Autant voir les choses en face : les valeurs de la droite extrême vont de plus en plus être amenées à peser.
À cela s’ajoute le fait que, lorsque je me retourne vers l’Orient, là où je voyageais il y a un demi-siècle au milieu des caravanes de chameaux, je vois désormais des villes extraordinaires au potentiel financier formidable, et un fanatisme religieux incroyablement actif qui n’existait pas alors. La volonté de puissance qu’on observe là-bas dépasse les frontières et a tendance à vouloir unifier le monde musulman. De cet univers-là, en partie extrémisé, provient un courant de haine antijuive qu’on ressent jusqu’ici.
Le malheur, c’est que les vieux préjugés de l’extrême droite concernant les juifs, les mêmes qu’avant, entrent désormais en résonance avec ceux de la population de banlieue originaire d’Afrique du Nord, où beaucoup considèrent les juifs comme des riches, des soutiens d’Israël, etc. Dans notre pays, les juifs se retrouvent donc désormais pris dans une sorte d’étau. Pour les familles descendant de survivants de la Shoah, cette situation est très difficile à vivre.
Pour les autres, les juifs originaires d’Afrique du Nord, sans doute moins. La montée électorale du FN ne les touche pas aussi fortement. Beaucoup pensent avant tout à l’ordre, à la sécurité, et considèrent même que la droite extrême peut étendre leur sécurité, qu’aucune campagne antijuive ne partira désormais de là.
Ce que je crois, moi au contraire, c’est que de l’extrême droite ne peuvent venir que des ennuis pour les juifs. Raison pour laquelle la question de savoir si Marine Le Pen est « irréprochable personnellement », comme l’a récemment affirmé Roger Cukierman, le président du Crif, est hors sujet.
Ce retour de flamme antisémite en France a-t-il été une surprise pour vous ? À partir de quand l’avez-vous noté ?
Il y a à peu près deux ou trois ans, pas plus. Avant Mohamed Merah, en 2012, il y avait eu l’affaire Ilan Halimi, bien sûr, qui montrait déjà que les plus anciennes lunes antisémites, les plus traditionnelles, avaient germé dans une population inattendue.
Mais les événements de Toulouse ont évidemment été un choc très particulier, notamment parce qu’il s’agissait d’enfants. J’ai passé des années de ma vie à réunir des milliers de photos d’enfants juifs qui avaient été mis à mort par les hitlériens avec l’appui de l’antisémitisme d’État français. C’était un choc de revoir ça, même si cela venait de milieux très minoritaires, au pourcentage difficile à évaluer.
Tout en étant assez blasé, en sachant pertinemment que l’antisémitisme avait survécu à la guerre, je ne m’attendais tout de même pas, sur le sol français, à l’émergence de terroristes criminels visant les juifs simplement parce qu’ils sont juifs...