« J’ai, par l’histoire de la propagande anti-médiévale, vu se dérouler à travers le temps une guerre. Une guerre des mots, une guerre des idées, une guerre de principes métaphysiques et des modèles civilisationnels. Et chaque campagne de propagande était une nouvelle bataille, opposant des modèles de société. » On pourrait en faire une somme. Depuis cinq cent ans, philosophes, historiens, artistes, professeurs s’affairent sur cette très longue tranche d’histoire qu’on nomma d’un seul bloc « Moyen Âge »… le plus souvent avec une propagande coupable qui en épaissit, année après année, la sombre réputation. La jeune historienne Claire Colombi nous en donne un petit aperçu sur un ton libre et railleur, souvent agacé, parfois emporté, mais toujours très convaincu.
La Légende noire du Moyen Âge – Cinq siècles de falsification montre aussi que ses aînés, à l’instar de la chartiste Régine Pernoud ou de l’historien Jacques Heers, n’ont toujours pas été entendus…
« Obscur, laid, froid, ignare, frustre et grossier » (Claire Colombi)
Un repoussoir. Le grand et long Moyen Âge a fait office de repoussoir : il fallait bien fournir un saisissant contraste avec les sacro-saintes Lumières maçonniques qui devaient illuminer le monde commençant du Progrès, délivré des croyances et des préjugés de l’ancienne ère. Il a fallu « condamner les abus et les anciennes pratiques. On les tourna en ridicule, on les appela archaïques et on inventa un passé triste, inefficace, injuste, violent et sombre ».
Le philosophe français Pierre Dortiguier est même allé jusqu’à proposer de le nier avec la thèse du « récentisme » (dont l’origine remonte à la Russie révolutionnaire), à savoir que le Moyen Âge n’a, en fait, jamais existé et que toutes ses belles réalisations furent antidatées.
C’est dire le peu (ou le rien du tout) qu’on veut laisser à cette période qui fut le temps des cathédrales, un âge d’or qui déplaît précisément parce qu’il a partie liée avec l’épanouissement de la chrétienté en France. Claire Colombi parle d’« une montagne de connaissances et de culture, toujours éclairée par la lumière des Évangiles et de la foi chrétienne »…
« "Avant" ne connaît que deux classes sociales : les riches oppresseurs et les pauvres opprimés. »
Ignorance, censure et mensonge. Mystification. « Il ne faut connaître l’histoire de ce temps-là que pour la mépriser », disait déjà Voltaire. C’est ce qui a rapidement poussé à présenter la Renaissance comme La période qui permit la prise de conscience soudaine de la liberté et de la modernité. La preuve : elle a cherché à revenir à l’antique, sous sa forme pure, originale… Le Moyen Âge l’avait pourtant fait bien avant elle (le poète normand Jean Bodel parlait au XII e siècle des « trois matières littéraires que tout homme savant doit connaître : celle de France, de Bretagne et de la grande Rome »), mais la manière en était assurément dévoyée par le christianisme.
Et puis, il fallait « une genèse à l’anthropologie du Progrès ».
Condorcet ne dit pas autre chose :
« Des rêveries théologiques, des impostures superstitieuses sont le seul génie des hommes, l’intolérance religieuse est leur seule morale : et l’Europe, comprimée entre la tyrannie sacerdotale et le despotisme militaire, attend dans le sang et dans les larmes, le moment, où de nouvelles lumières lui permettront de renaître à la liberté. »
Cinq siècles de falsification
Des mythes sur les paysans affamés aux prétendus droits scandaleux des seigneurs, en passant par ces listes fourre-tout d’impôts, tout cela n’a qu’un seul but : disqualifier le clergé et la noblesse d’épée, distiller la haine de l’ancien système et des deux piliers qui le soutenaient, à savoir la royauté et l’Église, qui doivent être ramenées à la tyrannie et au fanatisme. Claire Colombi n’oublie pas la franc-maçonnerie dont elle souligne le rôle éminent dans l’abolition des privilèges et dans tout ce qu’il ressortit de la célèbre nuit du 4 août.
On touche bien là à une guerre idéologique. L’auteur parle d’« une cage mentale », qui empêche toute comparaison, l’exercice par essence de l’historien. Et se plaît à transposer des phénomènes de lutte des classes dans un monde qui en ignorait tout et faisait en l’occurrence souvent bien mieux que notre société actuelle, ultra-libérale et individualiste…
« Les ténèbres du Moyen Âge ne sont que celles de notre ignorance » (Gustave Cohen)
À travers les vieux manuels consacrés d’Ernest Lavisse ou de Jules Steeg, l’École de la III e République a donné un corps plus ferme encore à cette totale mystification, puisqu’elle a déformé des générations de jeunes esprits – Jules Ferry savait ce qu’il faisait : c’est en 1789 que doit tout commencer.
Et le public est malheureusement toujours bien entretenu, à l’heure d’aujourd’hui, sur le petit comme sur le grand écran. Claire Colombi évoque la célèbre émission La Caméra explore le temps, diffusée entre 1957 et 1966, qui pleura le sort des Cathares et stigmatisa les Templiers. Mais aussi Secrets d’Histoire dirigée par Stéphane Bern, qui, s’il parle du Moyen Âge, ne le fait que pour de doux secrets d’alcôves et d’avenantes coucheries…
L’histoire à la télé, c’est avant tout de l’audimat : il faut que ça émoustille. Le cinéma a su aussi parfaitement ancré tous ces poncifs entre l’odieux Au nom de la Rose de Jean-Jacques Annaud et le sulfureux La Passion Béatrice de Bertrand Tavernier
Partout, le Moyen Âge n’est qu’un prétexte, pour dénoncer le fanatisme sous toutes ses formes et louer par contraste le libre penser moderne – un vrai sectarisme, pourtant, celui-là…