E&R Haute-Savoie a interrogé un jeune éleveur laitier sympathisant de notre association. L’occasion d’évoquer les enjeux de la filière fromagère bien particulière de la région, mais aussi de sonder l’état d’esprit d’un « producteur sédentaire » sur son environnement et l’actualité.
Peux-tu te présenter rapidement ?
Christophe, 32 ans et père de trois enfants. Je suis éleveur laitier en Haute-Savoie depuis dix ans avec un cheptel d’une quarantaine de vaches laitières de races Montbéliarde et Abondance. J’ai repris la ferme familiale. Je livre le lait à une coopérative locale qui le transforme en reblochon. Les fromages sont écoulés à 80 % par la grande distribution, le reste est vendu en direct par le fromager.
Comment as-tu découvert E&R et Alain Soral ?
J’ai été sensibilisé par un ami. J’ai trouvé quelque chose qui colle avec la réalité, qui sent la vérité, le bon sens. J’ai enfin une explication à tant d’absurdités sur la planète, une sorte de dénominateur commun à tout un tas de problèmes. J’ai découvert l’influence de la communauté qu’on ne peut pas nommer sur la France, et je suis bien ennuyé que ce pouvoir soit communautaire.
Cette conscience métapolitique est-elle partagée dans ton entourage ?
Totalement inconnue ! Cette vision là n’existe pas dans mon milieu rural. La référence ici c’est encore le JT de TF1 et le journal local. La vision développée par E&R et la « mouvance dissidente » est inconcevable. Les gens ont conscience qu’il y a quelque chose qui cloche, mais ne savent pas mettre des mots dessus, et cela crée du désarroi, du désespoir. Cela favorise des comportements fourbes et de paraître. C’est la loi du plus fort qui prime, la loi du toujours plus. La norme c’est le mensonge, et par exemple frauder avec le cahier des charges d’une AOP n’est pas « mal vu » aujourd’hui.
Quel est ton sentiment sur la situation globale de l’agriculture française ?
Elle dépend presque totalement des aides européennes, elle est sous perfusion. Ces aides orientent forcément les choix de filières, les politiques nationales, les actions des grands syndicats. Par exemple la FNSEA défend presque exclusivement les intérêts des céréaliers. L’élevage laitier s’est modernisé à vitesse grand V, les quotas laitiers ont été supprimés il y a deux ans mais les prix n’ont jamais été aussi bas.
Que penses-tu de le situation locale en Haute-Savoie ?
Il y a eu une grosse politique de protection des productions des Savoie depuis 50 ans via les AOP (anciennement AOC) et un tissu coopératif important. Nous ne sommes pas du tout concernés par la crise des prix que connait le reste de la France. Ici on vend les 1000 litres de lait aux alentours de 500 € lorsque dans l’Ouest ils se battent pour atteindre 300 €… La tendance est tout de même à une hausse régulière des productions, la demande reste soutenue. Mais pour combien de temps ?
L’Europe a deux choses dans le nez : les AOP et le système coopératif qui est une exception française. On sait donc que ces particularismes sont en danger. Tous les ingrédients sont réunis pour qu’on rejoigne le troupeau car on est en train de faire les mêmes erreurs qu’ailleurs en France. Pour moi le combat est déjà perdu d’avance, ceux qui prennent le dessus en ce moment sont dans une logique du « toujours plus » tandis que beaucoup des anciens arrêtent, ou ne parviennent pas à transmettre leurs exploitations. Je ne suis même pas dans une logique de résistance coûte que coûte pour la protection de nos AOP. Je dirais même que je souhaite que ça pète rapidement pour que le milieu se prenne une claque.
Par exemple, je connais un confrère qui a installé deux robots de traite, et il gère seul 600 000 litres de lait par an (la moyenne annuelle départementale est inférieure à 200 000 litre par exploitant). Tout ce qu’on nous vend est destiné à faire plus de lait par éleveur, pour la plupart du temps gagner autant d’argent, rarement plus ! Le calcul des références laitières (nouvelle désignation des quotas) ne se fait plus par exploitant mais par coopérative. Du coup, moi qui maintient ma production, qui donne peu de concentrés à mes animaux, hé bien finalement je laisse la place à des gars comme ça qui peuvent faire plus de lait. Avec cette logique basée uniquement sur les volumes de production, le reste passe au second plan. Le reste c’est le prix, la qualité, l’autonomie, etc. Au final, pour toujours mieux servir la grande distribution, c’est la pasteurisation qui nous attend et donc la fin du modèle laitier savoyard.
Personnellement, dans quelle démarche t’inscris-tu ?
Les reprises familiales c’est un peu particulier, la vie privée et la vie professionnelle sont étroitement liées, c’est une gestion moins rationnelle qu’ailleurs. La priorité c’est le patrimoine : le recevoir, l’entretenir, le transmettre. On est en quelque sorte « aliéné » par notre structure comme dirait une stagiaire qui est passée chez moi. Je le vois comme ma mission, mon devoir. Je suis un « producteur sédentaire » et non un nomade financier. C’est pour ça qu’on se fait autant avoir. Nous, pour gagner notre pomme on doit planter des choses, travailler la terre, il n’y a rien qui tombe du ciel ; tandis qu’en face ça ramasse des millions en spéculant sur du vent. On est radicalement opposé. Je pense que c’est pour cela que le secteur primaire est complètement dévalorisé, autant dans le pétrin, le dernier servi. C’est incroyable que des confrères puissent gagner seulement 300 euros par mois, qu’on ait un taux de suicide pareil, que le nombre d’agriculteurs chute constamment. C’est un secteur en perdition. Il faut être vraiment passionné aujourd’hui pour s’installer.
Un autre élément important pour bien comprendre la situation est qu’il y a très peu de salariés dans l’agricole, c’est un des seuls secteurs d’activité où c’est comme ça, alors qu’il reste très gourmand en main d’œuvre. L’écart se creuse énormément avec les autres secteurs, ce qui génère forcement un sentiment d’exclusion des paysans face à la société moderne.
Selon moi il y a trois types de démarche aujourd’hui :
La première est celle qui consiste à produire pour l’industrie, et c’est sans avenir. Il suffit de regarder la situation de l’élevage laitier, allaitant, des céréaliers, il n’y a plus aucune correspondance des prix avec les lois normales de l’offre et de la demande, les marchés sont les seuls maîtres des prix. Ajoutée à cela, l’action commerciale bouffe toute la richesse. Ce n’est pas normal qu’un fromage livré à tel prix à un marchand puisse être vendu deux, trois fois plus cher au client final. Ou le lait acheté 280 € la tonne aux éleveurs qui est vendu minimum 70 centimes le litre alors qu’il a seulement été chauffé et mis en brique.
Le problème central est celui du système de la grande distribution. Il lui faut des rayons pleins toute l’année, tout le temps. Du coup ça conditionne toute la production derrière, les fournisseurs étant liés par des contrats de rupture avec les grandes enseignes. Elles imposent d’en faire plus que la demande, quitte à se retrouver avec des inepties en rayons comme des promotions insensées de packs de trois reblochons pour le prix d’un… La surproduction est de fait encouragée.
La seconde démarche, qui est la mienne, est de produire hors de ce système industriel via celui de la coopérative, ou toute autre forme sociétaire dans laquelle le producteur est impliqué en aval de sa production.
La dernière démarche est de se démarquer totalement de l’industrie et de se « replier » sur des petites exploitations, à petits volumes, en vente directe. On entend beaucoup parler en ce moment de ces pseudo nouvelles formes d’agriculture comme la permaculture, les petites fermes alternatives, les circuits courts, le bio, la biodynamie… Je pense qu’il faut nuancer. C’est bien gentil mais on n’invente rien, le modèle idéal a déjà existé jusqu’à l’après-guerre, celui du village vivant avec tous ses artisans, les fruitières communales, les exploitations familiales, etc. On ne remplacera pas les volumes des grandes surfaces par ce modèle. Si on veut peser face au système dominant et devenir une vrai alternative à la grande distribution, il ne faut pas perdre de vue que le but est de produire pour nourrir les gens. Le modèle « petites fermes autonomes » fonctionnait bien quand 80 % de la population était paysanne. Dans ces modèles de fermes, il est aussi fréquent que la base du métier, qui est de produire ses fourrages pour l’autonomie alimentaire de son troupeau, soit délaissée. On devient alors très dépendant d’autres producteurs d’aliments car la transformation et la vente mobilisent trop de temps. Du coup même si financièrement le modèle tient debout, il n’est pas forcément cohérent jusqu’au bout.
Un mot sur l’agro-industrie ?
Si tu fournis l’industrie, tu es obligé de te fournir chez eux, surtout pour l’alimentation (concentrés, additifs, compléments…). Je pourrai personnellement m’en défaire mais je produirai du coup beaucoup moins et je serais dans l’obligation de transformer mon lait pour tirer un revenu correcte. Dans les exploitations les plus modernes se rajoute une grosse dépendance technique, notamment les robots de traite qui nécessitent une maintenance très rigoureuse.
Et pour revenir sur la ponction de valeur réalisée par l’intermédiation commerciale dont j’ai parlé plus haut, c’est pareil pour l’agro-industrie. Tout au long de l’année je vois défiler chez moi des dizaines de commerciaux de groupes d’aliments, de produits d’hygiène de traite ou de produits phytosanitaires. Et malgré une pseudo « concurrence impitoyable » que se livreraient leurs firmes respectives, ils sont toujours aussi nombreux sur les routes. Cela prouve donc bien qu’ils sont rentables pour ceux qui les payent.
Un mot sur l’endettement des agriculteurs ?
Le recours systématique à l’emprunt est assez récent. Je me souviens qu’à l’époque de mon père l’emprunt se faisait au niveau local/communal auprès du fruitier ou d’une grosse famille, et il y avait de toute façon moins de besoin d’endettement car on était bien éloigné du rythme de développement actuel des fermes, qui tendent à grossir perpétuellement.
Il y a aujourd’hui une grande tendance alliant diététique, végétarisme voire veganisme qui s’accompagne souvent d’une vive critique des produits laitiers. Peux-tu tenter de redorer leur blason, en nous expliquant par exemple les différences fondamentales entre le lait en bouteille et le lait cru ?
Le procédé de stérilisation du lait UHT (ultra haute température) est très violent, ça extermine de fait les germes présents dans le lait cru bénéfiques à la flore intestinale, mais en plus ça modifie la structure chimique du lait (ses vitamines, enzymes et protéines). Le procédé de pasteurisation est moins violent, c’est ce qu’ont subit les laits dit « frais » qu’on trouve dans les supermarchés. Le lait cru est donc bien-sûr de loin le meilleur choix, tant sur le plan nutritionnel qu’au niveau de sa digestibilité. Le problème est qu’il est quasi-impossible de s’en procurer en ville car il est très fragile et doit se consommer rapidement. Ici les gens viennent directement à la ferme aux heures de la traite pour remplir leurs bouteilles ou se fournissent dans les fruitières locales. Les propriétés du lait se retrouvent mécaniquement dans les fromages fabriqués, et il est donc à mon avis logique de préférer les fromages au lait cru. Dans tous les cas il faut bien avoir en tête que la qualité du lait dépend énormément de l’alimentation des animaux et de leurs conditions de vie. C’est la base de tout. Une vache à la pâture et au foin en bonne santé fera forcement un meilleur lait qu’une vache d’intérieur en stabulation nourrie à l’ensilage et au concentré toute l’année qu’on « tire » au maximum de ses capacités.
Te sens-tu valorisé socialement en tant qu’agriculteur ?
Les gens qui ne sont pas du milieu agricole ont généralement une image assez positive de notre activité. Mais souvent ça reste seulement une image, peu se rendent compte du quotidien des paysans. Ils aiment bien voir les vaches dans les champs ou nous voir sur les tracteurs mais j’ai le sentiment qu’ils ont une méconnaissance de notre rôle dans l’économie locale, de l’impact concret de nos productions sur leur environnement. La question que je me pose est celle-ci : est-ce possible d’avoir une société sans agriculteurs ? Il faudrait aller voir comment font des pays sans agriculture.
Te sens-tu isolé ?
Oui, du fait même de l’activité agricole, on est isolé car dans des territoires ruraux. L’astreinte quotidienne du métier d’éleveur participe encore plus à ce sentiment.
Perçois-tu un décalage entre les gens des villes et les ruraux ?
Les ruraux sont de plus en plus urbains dans leur mentalité. La ville s’invite à la campagne. Beaucoup de propriétaires de maisons et villas près de chez moi se comportent exactement comme s’ils étaient au centre d’Annecy, la ville la plus proche d’ici. Ce qui change c’est qu’ils doivent tondre une pelouse et qu’ils font leur jogging sur les chemins du coin plutôt qu’autour du lac. Ce sont ces gens-là dont je parlais juste avant, ils nous voient épandre du lisier dans les champs sans rien y comprendre mais trouvent ça « cool ». Pourtant des produits chimiques utilisés en salle de traite comme du chlore se retrouvent bien souvent mélangés au lisier…En gros la distinction est de plus en plus difficile à faire. Les vrais ruraux sont ceux qui ont ou avaient des fermes depuis plusieurs générations. Et pour être franc je préfère encore avoir des néo-ruraux comme voisins car ils ont moins de potentiel de nuisance que les gens du coin. Ils s’occupent de leurs petites propriétés et ne cherchent pas forcement à fourrer le nez dans les affaires des autres en pinaillant sur des bouts de parcelles, des servitudes de passage et autres.
T’arrive-t-il d’envier les gens qui ont un travail salarié classique ?
Je ne les envie pas, mais j’éprouve plutôt un grand sentiment d’injustice. L’écart de conditions de vie se creuse de plus en plus. On bosse dur 7 jours sur 7 pour de moins en moins et pendant ce temps d’autres ; avec un simple ordinateur comme outil de travail ; ont des semaines de congés payés, des 13ème mois et autres avantages. Nous par exemple avec ma compagne on n’arrive même pas à avoir notre maison, on est encore contraint de louer un appartement.
Des ouvriers d’usines ?
Non je considère quand même être mieux loti, j’ai une liberté beaucoup plus grande dans mon activité. Et puis la routine, le salariat… non ce n’est vraiment pas enviable.
Quel est l’état d’esprit du milieu rural concernant les vives tensions en France suite aux récentes vagues d’attentats ?
Les gens sont plus distants à la campagne. Ça touche vraiment beaucoup plus les habitants de la ville. Je me souviens par exemple après l’attentat de Charlie Hebdo que les personnes qui mettaient leur photo avec le drapeau bleu blanc rouge en filigrane sur Facebook et les « Je suis Charlie » étaient tous des amis citadins, pas des amis de la campagne. Et ici c’est une impression encore plus forte car on est dans une région très privilégiée, les gens vivent bien, ont de l’argent. Mécaniquement il y du confort et une plus grande insouciance, l’actualité nationale est moins déterminante pour le quotidien et est donc suivie moins attentivement que dans d’autres régions françaises.
Quel est ton sentiment sur la crise migratoire actuelle ?
Leur histoire ne tient pas debout. Dans un pays en crise, avec des millions de chômeurs, des SDF, des dizaines de milliers de personnes arrivent en Europe et chez nous, on leur donne des logements… C’est quand même gros. Cette « population » gérée en masse ne peut profiter qu’à des entreprises capables d’intégrer de la main-d’œuvre en masse.
Penses-tu que les migrants seraient prêts à travailler dans les champs ?
On connait quelques exemples de personnes issues de l’immigration qui sont dans le mouvement néo-rural. Elles sont nées ici, ont une culture française. Mais c’est sûr que les autres, les migrants récents, ne sont pas venus en France pour bosser dans l’agricole. Ils ont souvent quitté ce milieu dans leur pays, ils viennent pour vivre en ville et poursuivre le rêve occidental.