La sortie du Destin français d’Eric Zemmour a provoqué une multitude de débats télévisés auxquels il a été impossible d’échapper pour quiconque suit un tant soit peu l’actualité politico-médiatique.
À cette occasion, j’ai entendu plusieurs fois Eric Zemmour répéter sa conception de la nation française, résumée dans ce passage de son introduction :
Deux raisons me poussent à consacrer un article à cette question : d’abord, le propos est tellement fallacieux que j’éprouve un besoin irrésistible de le corriger ; ensuite, le thème de ce paragraphe est précisément l’un de ceux que j’aborde dans mon dernier livre, et que je prétends faire avancer de manière décisive en montrant, justement, que la France, l’Allemagne et l’Angleterre (entre autres !) se sont construites exactement de la même façon.
Et cet article me sera, en outre, l’occasion d’ajouter une précision absente de mon livre, sur la question ethnique et le déterminisme géographique dans la construction nationale.
Or donc, Eric Zemmour prétend que la France n’est « ni une race, ni une ethnie, ni même une géographie », mais est une « construction artificielle ».
La deuxième partie de l’assertion n’est pas absolument fausse : comme tous les grands États-nations européens, la France a été construite par son État, elle est une œuvre d’unification politique. En cela, il n’est pas absurde de parler de « construction », et ce d’autant moins que çà ou là, un morceau de territoire appartient aujourd’hui à la France – la Corse, notamment – de manière accidentelle, de même que d’autres morceaux – la Wallonie, par exemple – ne lui appartient pas.
Pour autant, on ne peut parler d’artificialité, car la construction de la France a eu pour attracteur une réalité ethnique et géographique, comme tous les grands État-nations. Pour la France, cette réalité est celle de l’antique Gaule. Pour l’Angleterre, elle est celle de l’île de Bretagne. Pour l’Allemagne, elle est celle de l’ancienne Germanie. Pour l’Espagne, celle de l’ancien espace celto-ibérique, pour la Russie, celle du monde slave ( pour ne reprendre que les exemples cardinaux que je traite dans La Structure de l’Histoire).
Dans tous ces cas, la construction nationale a consisté en une unification politique d’une communauté ethnique installée dans un espace géographique plus ou moins bien délimité : la péninsule ibérique pour l’Espagne, le territoire de l’ancienne Gaule, entre Alpes, Pyrénées et Rhin pour la France, les rivages d’Albion pour l’Angleterre ; pour les communautés ethniques correspondant moins à des frontières naturelles nettes (Allemagne, Russie), l’importance de la langue a été plus décisive dans la construction de l’identité.
On notera que pour chacune de ces grandes nations, il y a un morceau de l’espace national « naturel » qui a en définitive échappé à l’État-nation : le Portugal pour l’Espagne, la Belgique pour la France, l’Autriche pour l’Allemagne, et l’Ukraine pour la Russie ; quant à l’Angleterre, sa mainmise sur l’Écosse semble destinée à être un perpétuel objet de discussion.
Si l’on devait modéliser la construction nationale, on constaterait d’ailleurs que ces nations se sont constituées autour d’un centre de plaines, plus rapidement enrichi que les périphéries plus montagneuses, et qui s’en est rendu maître. Cela est spécifiquement visible pour le Royaume-Uni construit par les Anglais, la France (qui doit son nom aux Francs, lesquels se sont principalement installés dans la moitié nord du pays) et l’Allemagne, dont l’unité fut faite par les Prussiens.
La France, donc, a pour fondation, contrairement à ce que dit Eric Zemmour, à la fois une ethnie et un espace géographique : la géographie, c’est cet espace des Gaules bien délimité, entre Rhin, Alpes et Pyrénées ; l’ethnie, c’est le fond de population hérité de la Gaule celtique.
Les frontières naturelles ne font guère débat : elles furent celles recherchées activement par l’État français au moins depuis Louis XI, furent brièvement atteintes par la Révolution et l’Empire avant un nécessaire reflux, inévitable en raison du trop long détachement de la rive gauche du Rhin, et surtout sa forte germanisation : on peut dire que, grosso modo, la France du XIXe siècle, c’est-à-dire la France actuelle, constitue l’espace dans lequel le fond de population a connu la plus grande continuité, le moins de mélange.
Parlons-en, de cette histoire démographique, et notons immédiatement que contrairement au mythe de la France « terre d’immigration », l’apport de sang étranger fut marginal jusqu’au XXe siècle.