Laurent Ruquier vient d’obtenir son bâton de maréchal. Un rêve de toujours, si l’on en croit la presse de la vie cathodique.
En septembre 2013, il a pris les commandes des Grosses têtes sur RTL. Une émission vieille de trente-quatre ans, animée jusque-là par l’inoxydable Philippe Bouvard. Les Grosses têtes. Soit l’irruption d’une vulgarité à la fois satisfaite et décalée dans le programme vedette d’une station désireuse d’accompagner les mutations de la société. L’antique Radio-Luxembourg (débaptisée en 1966) était un média résolument populaire, désigné comme tel, ringardisé à ce titre. C’était la France de Fernand Raynaud, de Bourvil, de Robert Lamoureux. De la famille Duraton. Du quitte-ou-double. Des crochets. Des feuilletons. Du ménage en musique… Il devenait urgent d’évoluer et d’adjoindre à un auditoire massif de beaufs celui des bobos, pour utiliser les catégories sociologiques du journalisme. Disons plutôt : de cibler les nouvelles couches moyennes émancipées nées de Mai 68, tout en préservant l’audience de la petite bourgeoisie traditionnelle et des milieux ouvriers et paysans, désormais utilisés, manipulés, comme repoussoir.
Au comique succède l’humoriste. L’un cultivait une relation de moquerie bienveillante avec les petites gens ; l’autre va s’installer dans une distanciation railleuse et arrogante, au service de ses aises idéologiques. Son grand numéro fondateur : faire de l’antiracisme à rebours, en parodiant le racisme indécrottable de tous les Dupont Lajoie, en vacances à Marrakech ou au camping. Un second degré qui permet à son public écrêmé de se bidonner tout en se comptant parmi les bons. Quant aux Arabes, Noirs et autres immigrés, de leur côté, ils sont priés d’apprécier l’exercice, de ne pas se formaliser, d’adorer leurs preux défenseurs, et, bien sûr, d’identifier l’ennemi commun : le petit Blanc. Cela s’appelle introduire la guerre civile chez les pauvres. La liberté d’expression, dans son acception post-soixante-huitarde, devient ainsi le privilège accordé aux fractions dominées de la classe dominante – humoristes, caricaturistes, animateurs – d’humilier à loisir les sans-grades, les modestes, les blaireaux.
D’où, notamment, Les Grosses têtes. Bien d’autres guignols auraient fait l’affaire pour succéder à Bouvard. Mais Ruquier, il est vrai, a mérité de la patrie, tant à la télévision publique qu’à France-Inter puis Europe 1, par ses calembours en rafale, ses grasses saillies, ses blagounettes au-dessous de la ceinture.