Michael Rockefeller n’est pas un garçon comme les autres, mais le jeune héritier richissime d’une famille qui a le Tout-New York à ses pieds. Sa disparition, en 1961, dans les confins de la Nouvelle-Guinée, est-elle accidentelle ? Ou s’est-il fait dévorer par une tribu primitive de chasseurs cannibales, les Asmat de Papouasie ? Cinquante ans après, le grand journaliste Carl Hoffman mène l’enquête et lève le voile sur cette étrange tragédie.
À l’aube de sa vingtaine, comme le note Carl Hoffman dans son excellent livre, Le Destin Funeste de Michael Rockefeller, Michael C. Rockefeller avait tout à prouver à son père, le grand Nelson Rockefeller, fils du milliardaire John D. Rockefeller Jr. Issu d‘une famille richissime, bon élève de Harvard, élégant, intelligent, cultivé et sportif, le jeune héritier avait une passion qu’il tenait de sa famille, et qu’il comptait bien faire sienne et approfondir encore : l’art. Et plus particulièrement l’art primitif, dont l’ouverture d’un musée pour montrer la collection familiale, le 20 février 1957, avait mis New York en émoi, son père Nelson en tête face à la crème de l’élite politique et artistique locale.
- Mike et son père Nelson
Cette collection inédite d’art primitif et tribal est présentée pour la première fois sous un nouveau jour : loin de la sociologie, l’art primitif est désormais montré comme un art à part entière, sans contexte géographique, l’objet et sa beauté parlant pour eux-mêmes. Si Nelson Rockefeller déclarera en interview 1965 avoir un intérêt « purement esthétique » et « non pas intellectuel » pour l’art primitif, lui et son jeune fils de 19 ans lors de l’inauguration de leur collection en 1957 semblaient étrangement oublier l’essentiel : cet art est avant tout un art sacré pour ses artisans.
Cité par Carl Hoffman, Tobias Schneebaum, un artiste et écrivain qui a vécu cinq ans dans la région reculée d’Asmat, explique ainsi le rapport des Asmat au pouvoir surnaturel de l’art : « L’esprit de l’ancêtre vit dans le bouclier, et sa présence non seulement insuffle au parent vivant du courage et de l’intrépidité face aux hasards de la vie, mais aussi le dote de l’omnipotence de vaincre l’ennemi et d’être victorieux. » Et Hoffman d’ajouter : « Un Asmat pourrait regarder le bouclier et s’effondrer de peur. »
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Pour comprendre le décalage entre le riche Blanc qu’est Michael, « Mike », et le peuple Asmat, situé au sud de la Papouasie Occidentale (ancienne Nouvelle-Guinée néerlandaise), Hoffman s’attache, en plus de décrire l’aridité de la région, presque sans route, située de long de la mer Arafura en un vaste territoire de plaines, de mangroves, de boue et de jungles, à comprendre le peuple Asmat, cet Autre si proche et pourtant si loin de nous, avec cette différence irréconciliable et profonde : ils chassent et mangent les hommes.
Les Asmat sont un peuple de guerriers ; ils rendent hommage aux ancêtres, de mémoire n’oublient rien, mélangent les temporalités comme ceux qui vivent depuis la nuit des temps sans heures, confondent le réel et le surnaturel sans distinction aucune entre rêve et réalité. Leur tradition orale, leurs chants guerriers, leur art fait de boucliers ou de mâts bisj qu’ils sculptent pour leurs cérémonies – qui peuvent durer des mois –, et surtout leur tradition d’humains mangeurs d’hommes, chasseurs de tête, créent un fossé difficilement franchissable.
- Chasseurs cannibales aux Îles Fidji (1900)
En effet, si à l’époque où Mike s’aventure dans la région, le gouvernement hollandais, qui se bat pour le contrôle de sa colonie du bout du monde, tente de minimiser et reléguer au passé cette pratique, les Asmat sont cannibales. Manger l’adversaire, c’est le posséder, devenir lui, devenir un puissant et respecté chasseur. Sa cervelle constitue, d’ailleurs, une des seules alternatives aux fades graines de sagou pilées ; une des seules source de protéines de la région, avec les larves de capricorne qu’on réserve aussi pour les grandes occasions, les cérémonies dans le cercle du jeu où le village se réunit.