L’apogée récente de la crise syrienne, au tournant de l’été a mis en lumière le mépris nourri par le camp occidental à l’égard du nationalisme arabe : parmi les principaux médias ayant couvert les événements, la plupart se sont bornés à décrire le régime baasiste de Damas comme une autocratie brutale et sanguinaire [1].
Bien peu d’éditorialistes ont rappelé le rôle historique des Assad dans le maintien du caractère pluriconfessionnel de la nation syrienne au sein de la poudrière proche-orientale. Alors que l’atlantisme insensé de l’administration française a manqué de provoquer un embrasement, évité de justesse grâce à la diplomatie russe [2], il est troublant de constater que l’une des figures historiques du nationalisme algérien était liée de par son histoire à la France et à Damas. L’émir Abd el-Kader, par ailleurs théologien soufiste reconnu, avait œuvré en faveur du dialogue islamo-chrétien dans l’actuelle capitale syrienne.
Un rôle fédérateur dans la résistance algérienne à l’expansion coloniale
Abd el-Kader ben Mahieddine naît en 1808 près de Mascara, dans l’ouest algérien. Fils du dignitaire soufi Sidi Mahieddine, il reçoit dans son enfance une éducation riche en enseignements théologique, littéraire et linguistique. Il accomplit notamment le pèlerinage à La Mecque en 1816 [3]. En 1830, le débarquement français, bientôt suivi des prises d’Alger et d’Oran, marque la fin de la domination ottomane sur l’Algérie et le début d’une guerre coloniale qui durera dix-sept ans. Sidi Mahieddine s’impose rapidement comme le chef de l’insurrection des tribus de l’Ouest ; après sa mort en 1833, c’est son fils Abd el-Kader, nommé émir, qui prendra la tête de la rébellion.
En 1840, soit dix ans après le début du conflit, une escarmouche aux environs d’Alger aboutit à la capture par les hommes d’Abd el-Kader de plusieurs Français, parmi lesquels le sous-intendant militaire Massot. C’est à cette occasion que Mgr Dupuch, nommé évêque d’Alger en 1838, intervient auprès de l’émir par l’intermédiaire de l’abbé Suchet [4] et demande la libération des prisonniers. Les échanges entre Mgr Dupuch et Abd el-Kader aboutiront non seulement à des échanges de prisonniers dès 1841, mais aussi à une profonde et durable amitié dont les archives de l’évêché d’Alger conservent, sous la forme de lettres, le témoignage. Cependant, l’afflux de troupes en provenance de la métropole et les rivalités opposant entre elles diverses tribus algériennes contribuent à l’affaiblissement de l’émir ; ce dernier doit alors se rendre en 1847. L’Algérie passe alors sous domination française.
- Abd el-kader en 1860, portant le cordon de la Légion d’honneur
L’exil français
Défait par l’armée française, l’émir n’eut d’autre choix que de se résoudre à la captivité, dont il négocia néanmoins les conditions : il souhaitait que son exil le menât vers une terre musulmane. Ce souhait ne fut pas respecté par Guizot, alors chef du gouvernement. C’est à destination de Toulon que l’émir embarque en compagnie de ses proches, leur captivité devant bientôt se poursuivre aux châteaux de Pau et d’Amboise. Durant cette période, l’émir se consacre à l’étude, maintient un contact épistolaire avec Mgr Dupuch et l’abbé Suchet, et reçoit nombre de visiteurs fascinés par sa personnalité, son passé guerrier et l’étendue de ses connaissances. Mgr Dupuch, entretemps rentré en métropole, n’aura de cesse d’intercéder en sa faveur auprès de l’État et c’est en 1852 que Napoléon III met fin à sa captivité : après un passage par Brousse en Turquie, l’émir et sa suite rejoindront Damas.
Damas, l’épisode de 1860 et la franc-maçonnerie
Établi dans la future capitale syrienne, alors sous domination ottomane, l’émir jouera un rôle de premier plan lors des émeutes de 1860. Vraisemblablement instrumentalisées dans le contexte de la lutte d’influence entre un empire vieillissant et des puissances coloniales rivales très actives au Proche-Orient (la France et l’Angleterre), ces événements verront des émeutiers majoritairement druzes et sunnites prendre pour cible les populations chrétiennes. Au nom de la foi musulmane, l’émir prit la défense des chrétiens qu’il hébergea dans son palais, et alla jusqu’à menacer les émeutiers de dresser contre eux sa garde personnelle, composée d’algériens, pour garantir la sécurité de ses hôtes. Plusieurs centaines de chrétiens damascènes auront été sauvés par l’intervention de l’émir [5] ; sa conduite lui vaudra de nombreux témoignages de reconnaissance et des décorations comme l’ordre de Saint Pie X, l’insigne de Grand Croix de la Légion d’honneur [6] ou l’ordre de l’Aigle Blanc décerné par le tsar russe [7].
- Abd el-Kader sauvant les chrétiens lors des émeutes de Damas en 1860
(J.-B. Huysmans, 1861)
Au cours des années qui suivirent, la franc-maçonnerie, probablement aguichée par la popularité désormais internationale de l’émir, entreprit de le rallier à sa cause. Des loges parisiennes du Grand Orient initièrent en 1860 une correspondance avec Abd el-Kader ; si les contacts semblent effectivement avoir abouti à une initiation de l’émir en 1864, aucune source sérieuse n’atteste d’une éventuelle activité de l’émir au sein d’institutions maçonniques après 1865 [8]. Le biographe d’Abd el-Kader Bruno Étienne (franc-maçon revendiqué) mentionne une rupture intervenue en 1877 à la suite de l’abandon du Grand Architecte de l’univers [9] : toutefois, l’existence de la lettre de rupture de l’émir est sujette à débat [10] et il est probable que les contacts entre Abd el-Kader et le Grand Orient aient pris fin bien plus tôt, suite à la première rencontre avec des responsables maçonniques à Paris en 1865.
Alors que, sous le double effet de la propagande mondialiste et de l’exacerbation des tensions inter-ethniques et inter-religieuses, les nationalismes se voient à tort et de manière systématique opposés entre eux et associés au mépris des cultures allochtones, l’émir Abd el-Kader incarne un nationalisme algérien naissant pleinement compatible avec la tradition et le dialogue islamo-chrétien. Aujourd’hui mal connues du grand public ou récupérées, de telles figures peuvent pourtant illustrer de manière singulière une grille de lecture alternative diamétralement opposée au « conflit de civilisation » promu par tant de médias contemporains.