Dans le monde politique mainstream, la plupart des observateurs s’accordent à dire que Le Pen (père) et Mélenchon sont deux brillants orateurs, qui ont chacun leur méthode de travail. Le Pen parce qu’il a 70 ans ou presque d’expérience politique, Mélenchon parce qu’il a appris auprès de Mitterrand l’art de convaincre les naïfs avec les mots qui front frémir. Entre ces deux poètes se glisse le jeune Macron, qui au début de son quinquennat se vantait de discourir sans notes, puis il a cédé à cette fausse facilité.
« Ici [la Chambre, NDLR] peuvent se produire avec plus de régularité, moins de désordre, toutes les scènes de la liberté antique. Les hommes doivent venir à cette tribune, déployer raison, éloquence, présence d’esprit, tout ce qui sert à gouverner les autres hommes. Personne ne conteste la beauté de cette conception. » (Thiers, 1831)
On rappelle que de Gaulle et Mitterrand écrivaient en théorie eux-mêmes leurs discours. Or la lecture du dernier livre de Roland Dumas – Politiquement incorrect – nous apprend que Mitterrand travaillait évidemment à partir de fiches de spécialistes : il passait ensuite appliquer son style. Le Président, sous la Ve République, s’il a un pouvoir énorme, ne peut fonctionner tout seul. C’est un collectif. Mais quand il parle, il est seul.
Il y a les discours, et il y a les confrontations, ce qui est encore autre chose : un bon tribun peut perdre ses moyens devant un spécialiste de la joute oratoire, et un mauvais orateur peut se révéler un excellent débatteur. Dans le genre efficace, toujours dans la sphère politico-médiatique (on met de côté les grands acteurs), on a vu Bégaudeau littéralement liquéfier le plateau de la pauvre Anne-Élisabeth Lemoine, flanquée de son commissaire politique Patrick Liste Noire Cohen, du boss du Festival de Cannes Pierre Lescure et d’une fille de pistonnée. Ce fut un grand moment de télévision mais aussi de démonstration oratoire.
Il faut pour arriver à ce niveau d’efficacité détenir un discours, avec des concepts solides, qui s’articulent bien entre eux, qui ne sont donc pas facilement démontables et, s’ils sont bien patinés par le temps, alors la forteresse devient presque imprenable. N’oublions jamais que dans le monde politico-médiatique, culture et intelligence ne règnent pas en maîtresses : les hommes po n’ont pas le temps de lire, ni d’écrire, en général.
Dans le genre imprenable on trouve Soral, redoutable discoureur en même temps que bretteur, avec un sens aigu de l’impro, de la réplique qui tue, le tout sur un canevas solide aux mailles resserrées. Pas étonnant que personne ne veuille s’y frotter. Soral étant interdit de débat, on se rabattra sur des débats plus ou moins secondaires, avec des bretteurs d’excellent niveau, on pense à Zemmour, Branco ou Marine.
Derrière eux, même si Juan est relativement jeune, se profile une génération de bretteurs formés à la vitesse du Net, qui ont avalé des kilomètres de débats (un peu comme les joueurs d’échecs modernes qui ont accès à une base de données gigantesque), qui sont au courant de toute la gamme de pensées mainstream et alternatives, des éléments de langage qui tournent, et qui ont en conséquence une palette supérieure à leurs aînés, sans forcément donner dans la langue de bois. Il leur manque en revanche la culture gréco-latine des anciens, passés par l’éducation jésuite.
Qu’on soit socialo-sioniste ou pas, le jeune Clément Viktorovitch est un chroniqueur assez redoutable, qui peut en remontrer à des durs de la politique à l’ancienne. Il faut dire que ce sorbonnard enseigne la rhétorique à Sciences Po, ça aide. Du coup la télé l’emploie pour analyser les discours, dans un sens plutôt bien-pensant, ne rêvons pas, et il officie sur CNews, la chaîne qui a décidé de ne plus faire dans le trop politiquement correct (plutôt dans le politiquement incorrect correct). Comme son aîné Michel Onfray, qui a fondé l’université populaire de Caen, Clément a créé son Politeia.
On ne va pas faire toute la galerie (n’oublions pas les femmes avec Riocreux, Bastié, et surtout la Lévy, la plus féroce de toutes, une fois la Garaud hors concours) mais on comprend que le discours politique a changé, on ne peut plus pipeauter les Français de manière trop grossière, eux qui s’informent désormais sur le Net, de moins en moins dans les JT, dont l’audience décroît et vieillit : la nouvelle génération décroche de la propagande de masse. Les échanges horizontaux ont fait beaucoup de mal à l’instrument de formatage au profit de l’élite.
- En 10 ans, les 20 Heures cumulés de TF1 et France 2 ont perdu 3 millions de fidèles...
Le nouveau discours politico-médiatique doit inclure des thèmes dérangeants, avec des points de vue dérangeants, sinon l’audience, devenue extrêmement volatile, culture du zapping oblige (ou de la surstimulation informationnelle), déserte le débat. La dernière génération d’orateurs est beaucoup plus et mieux armée que la précédente et, dans des temps qui se sont durcis pour une majorité de Français (répression terroriste, révolte puis répression des Gilets jaunes, répression économico-sanitaire), les débats se sont aussi durcis. On en vient parfois à des menaces physiques, des envies de meurtre.
On est moins polis qu’au temps des joutes entre Giscard et Mitterrand : droite et gauche de gouvernement ont depuis sombré, il ne reste plus qu’un parti bourgeois, celui du descendant du roi Louis-Philippe, le jeune Emmanuel Macron, et une demi-douzaine de partis d’opposition plus ou moins dure. Les bourgeois face aux antibourgeois, pour faire simple. Il est alors logique que les orateurs qui marquent des points soient les critiques de la nouvelle bourgeoisie, cette dominance culturelle de gauche qui a fait alliance plus ou moins assumée avec la Banque. D’où le retour du néomarxisme, un marxisme dépoussiéré et modernisé.
Maintenant, passons à l’application. Victor Ferry n’est certes pas un bolchevique, mais ses cours de vulgarisation sur l’art oratoire peuvent intéresser plus d’un militant et pourquoi pas un futur leader politique. Commençons par « l’art de contrer les accusations », on passera ensuite à Zemmour & Branco, puis à un exemple parfait, celui de Bégaudeau, et on finira sur la technique oratoire de Soral, en essayant d’éviter de trop fayoter.
Voici le fringuant Juan Branco, qui possède plus de vocabulaire que la moyenne, une excellente culture générale (même si ce coquin frustré de ne pas être presque-ministre comme Gabriel Attal triche avec ses diplômes sur Wikipédia), qui dispose d’éléments de langage (des phrases toutes faites qui sont en quelque sorte ses places fortes, des articulations entre deux impros qui permettent de toujours pouvoir revenir à du connu, et du connu efficace) et surtout un débit de mitrailleuse produisant un mur de son capable de noyer son adversaire en cas de besoin.
Victor ne cache pas son attirance pour Juan, mais on va passer au niveau du dessus : l’as du national-sionisme, le journaliste et écrivain franco-algérien juif pied-noir Éric Zemmour, qu’on ne présente plus, puisque Youssef Hindi va le faire dans les grandes largeurs, mais aussi les profondeurs, celles dont le polémiste ne veut jamais parler.
On attend toujours le débat Zemmour /Soral, l’essayiste du Figaro et de CNews déchiquetant trop facilement les sparring-partners qui lui sont envoyés. On dirait Gladiator dans l’arène, avec des pauvres types envoyés à la boucherie pour le spectacle !
On ne vous montre pas ces combats pour rien : chaque orateur doit avoir une arme offensive et une arme défensive, une lance et un bouclier. Il faut savoir attaquer et défendre, se défendre pendant une contre-attaque de l’adversaire et attaquer sur une faiblesse de l’adversaire, parfois les deux en même temps (les boxeurs connaissent le danger de trop se découvrir en attaquant). Connaître ses faiblesses, pouvoir convoquer des défenses toutes prêtes, connaître ses points forts, idem chez l’adversaire, qui se sera aussi préparé, donc prévoir des préparations et contre-préparations, des figures de style, des ouvertures comme aux échecs destinées à surprendre l’adversaire. La joute oratoire est un sport qui se jour à deux, sans règles, sans limites, un MMA vocal.
Zemmour possède toute la panoplie du Branco plus une culture historique solide, des théories personnelles qui tiennent la route, et le bouclier antisémite : même si beaucoup ne se gênent pas pour l’attaquer, ce n’est jamais sous l’angle confessionnel. La racaille qui l’a insulté bêtement dans la rue en sait quelque chose. Il y a des cartons jaunes intelligents et des cartons jaunes idiots...
C’est sur la profondeur politico-historique que Zemmour fait la différence avec ses adversaires, qui sont rarement de même niveau. En outre, ils n’ont pas tous rencontré Sarkozy, Chirac, Dumas et consorts. À fréquenter les grands de ce monde, on élève forcément sa pensée. Pas forcément idéologiquement, mais on connaît les hommes, leurs trucs, leurs coups.
Cependant, au fond, tout au fond, ce qui fait la différence entre les uns et les autres, les bons et les mauvais (orateurs), c’est le livre. Seul le livre (qu’on écrit soi-même) donne la structuration informationnelle et langagière qui, à la longue, finira par peser sur les débats. On élabore des thèses, on les éprouve au feu des autres, on les polit, les corrige, et on finit par devenir ces thèses, à les incarner, à en faire une seconde nature et à pouvoir broder par-dessus, alors que l’adversaire en est encore à chercher comment s’en sortir sur un élément de langage, une préparation en laboratoire, une attaque perfide.
Avant de passer à Soral, on n’oublie pas le phrasé de Gollnisch, la verve de Martinez, la répartie de Marine, la faconde d’Onfray, la cruauté de Mitterrand, la rouerie de Marchais, la puissance de Garaud, l’efficacité de Sarkozy, la hauteur de De Gaulle, la culture de Finkielkraut, l’autorité de Taubira, la virtuosité de Villepin, l’humour de Hollande...
À l’inverse, on notera la bouillie mentale de Cohn-Bendit, l’agressivité tremblotante de Valls, la pauvreté conceptuelle d’Hidalgo, la duplicité foncière de Moretti, la platitude soporifique de Moscovici, la lourdeur fonctionnaire de Castex, le gloubi-boulga techno de Macron...
Au tour de Soral, maintenant (on marche sur des œufs de T-Rex) : si l’on se réfère à la période où il était encore invité à télé pour secouer les débats politiques, soit entre 2002 et 2011, le premier chez Buisson (LCI) et le second chez Taddeï (France 3), on est bien obligés d’admettre une grande maîtrise de concepts forgés à la maison, une idéologie (l’ensemble des concepts) difficile à déconstruire, un discours global en prise avec le réel qui ne laisse pas de trous à l’adversaire. Un mélange de finesse analytique et de parler populo, qui emporte en général l’adhésion de l’assistance et scotche les adversaires. On peut imaginer, 10 ans et des centaines de discours plus tard, que l’art oratoire de Soral est encore monté d’un cran. Déjà, pour l’époque, c’était au-dessus du lot, les intervenants ou adversaires ayant du mal à surnager.
Soral en débat, dans un milieu audiovisuel culturellement et politiquement limité, rappelle la Roja – l’équipe d’Espagne – qui survolait les tournois internationaux de 2008 à 2012 en monopolisant le ballon, tandis que les autres transpiraient pour le toucher. Cependant, Soral a la faiblesse de ses forces : il est persuadé d’avoir raison, et il a d’ailleurs si souvent raison qu’il admet difficilement de se tromper. C’est ça, plus que son positionnement politique antisioniste (beaucoup d’autres le sont mais en privé), qui énerve ses adversaires potentiels.
Il en résulte cette certaine agressivité en plateau (sauf chez Ardisson où on le laissait parler), nourrie par le sentiment d’injustice de sa mise à l’écart sociale, qui produit sur les autres invités un malaise, certains l’admirant en secret, d’autres le détestant silencieusement. Face à cela, animateurs et chroniqueurs sont renvoyés dans les cordes, leurs limites, leurs 22. Ils n’aiment pas qu’on leur fasse de l’ombre, et préfèrent les bons clients qui respectent l’arbitre. Or, Soral ne respecte ni l’arbitre ni ses adversaires, ni le mensonge ni l’injustice, cela fait donc beaucoup d’irrespect pour un seul homme.
Ceci étant dit, on ne le changera pas, pas même de l’intérieur, et on attend que Zemmour se fasse pousser des couilles – si Hindi lui en laisse – pour accepter enfin ce débat, qui fera date dans l’histoire de la politique télévisée française.