Jason Burke est l’un des meilleurs spécialistes anglo-saxons du terrorisme islamiste. Il explique l’attrait de l’idéologie du djihad auprès des jeunes Européens issus de l’immigration.
Déjà quatorze ans que l’Occident est engagé dans une « guerre contre le terrorisme » qui semble ne jamais finir. Loin d’être anéanti, le mouvement djihadiste séduit une frange de jeunes Européens, dont certains finissent par retourner leurs armes contre leurs concitoyens. D’où vient ce phénomène ? Comment le stopper ? Les réponses de Jason Burke, spécialiste du djihadisme au Guardian et auteur d’un livre sur la Nouvelle Menace de l’islam radical.
Le Temps : On croyait le djihadisme écrasé avec la mort de Ben Laden. Or la menace semble plus virulente que jamais. Qu’a-t-on fait de faux ?
Jason Burke : On n’a rien fait de faux. En 2009-2010, la situation était relativement positive. Al-Qaïda avait été décimée, Oussama ben Laden a été tué en 2011. Le soutien à Al-Qaïda et ses filiales, leur terrain d’implantation étaient très limités – Yémen, Somalie, un bout de l’Afghanistan et du Pakistan, mais rien de stratégique. Ce qui a mal tourné, ce n’est pas ce que l’Occident a fait, mais les suites du printemps arabe. Cela a tout changé. L’État islamique a pu s’étendre grâce à un gouvernement chiite sectaire, obtus et incompétent en Irak, et grâce à la guerre civile en Syrie avec l’anarchie qu’elle a créée. Ces deux événements ont créé un vide qu’il a pu remplir, une opportunité qu’al-Baghdadi et les dirigeants de l’EI ont exploitée habilement. On est entré dans un nouveau cycle de l’islamisme.
L’idéologie du djihad, aussi simpliste et cruelle soit-elle, se répand en Occident. Comment l’expliquer ?
Il y a plusieurs raisons. L’une d’elles est que cette idéologie s’est construite depuis plus de 40 ans. On ne doit pas s’attendre à ce qu’elle disparaisse d’un coup. Al-Qaïda l’a propagée, mais ne l’a pas inventée. Le grand basculement s’est produit à la fin des années 1970, début 1980. C’est le moment où les idéologies nationalistes, laïques et socialistes arabes ont été totalement discréditées, par l’incapacité des régimes qui les professaient à mener le processus de développement en Égypte, en Iran, au Pakistan. L’islamisme était une alternative évidente, présente depuis les années 1920, ayant l’apparence d’une idéologie locale, authentique. La Révolution iranienne se produit en 1979 et la rhétorique anti-américaine qui sera celle d’Oussama ben Laden vient de là. Le président égyptien Sadate est assassiné par des islamistes en 1981. Donc le problème n’est pas nouveau, l’idéologie n’est pas nouvelle. Ce qui l’est, c’est qu’elle s’est propagée en Occident.
Pourquoi ? Il y a déjà les communautés musulmanes, qui n’existaient pas ou très peu dans les années 1970. On a aujourd’hui un problème classique d’immigrants de seconde génération. De jeunes hommes, issus de milieux économiquement faibles, sont pris entre plusieurs exemples discordants : leurs parents, le pays où ils ont grandi et dont ils se sentent souvent exclus – c’est du moins la perception qu’ils en ont –, et ce sentiment de puissance, de camaraderie, d’aventure, que leur offre le mouvement djihadiste. Il paraît proposer une vie plus intéressante que de travailler au Mc Donald’s, de voler des voitures ou de passer son temps à jouer aux jeux vidéo. Au départ, les gens ne sont pas intéressés par le fait de trancher une tête ou de tuer des gens. Ils sont séduits par la version mythologique de l’histoire propagée par l’État islamique. Devenir un tueur, cela intervient beaucoup plus tard.
Vous évoquez dans votre livre le « djihadi cool », cette « mode djihadiste » qui a fait une percée en Europe. De quoi s’agit-il ?
Regardez la démographie des djihadistes : ce sont pour la plupart de jeunes hommes entre 18 et 25 ans, venus de milieux pauvres et relativement peu éduqués, comme ceux qui composent les petits groupes criminels de rue. Leur apparence, leur langage sont similaires. La sous-culture du « rap djihadiste », du « gangster djihad », est assez significative de ce point de vue. Ce que les djihadistes offrent à ces jeunes, c’est ce que la culture du « gangsta rap » offre aussi. Les images postées sur les médias sociaux depuis Raqqa ou Mossoul ressemblent au rap : des jeunes avec des armes qui se présentent comme dangereux.
Ce qui distingue l’État islamique d’Al-Qaïda, c’est qu’il offre aussi des opportunités sexuelles, des mariages, voire des esclaves. Al-Qaïda imposait un célibat forcé, avec pour ses membres une très forte probabilité de mourir. L’État islamique est différent. Sa base syrienne est bien plus confortable, bien plus accessible, les communications y sont bien meilleures que dans la zone pakistano-afghane. Il y a des voitures de luxe où ses combattants adoptent la pose classique des gangsters. On peut aussi imaginer qu’on y protège les faibles, ou qu’on obéit à une injonction religieuse. Au lieu d’avoir une vie relativement peu intéressante quelque part en Europe, vous devenez « Abou Omar al Britani » ou que sais-je. Vous avez un statut qui ne se serait jamais offert à vous auparavant.