« Si l’homme est ingrat, l’humanité est reconnaissante. »
Quand approche l’hiver 1916, le soldat des tranchées n’a plus d’espoir. Voilà beau temps que les promesses du départ faites le cœur sur les lèvres et la fleur au fusil sont parties en fumée. Il réalise qu’il s’est trompé, qu’on lui a menti.
La victoire en chantant… tu parles ! Depuis deux ans l’état-major multiplie les erreurs stratégiques. Ses préjugés, son orgueil auront plongé l’armée française dans un bain de sang avant de l’immobiliser sur le front. Les belles paroles n’ont qu’un temps quand les faits demeurent… et les faits, les voici. En 1914 l’armée allemande disposait de 848 pièces d’artillerie lourde. La France n’en possédait que 280. Qu’importe ! se disait-on en haut lieu, en poussant la presse nationale à répandre la nouvelle par tous les échos pour l’implanter dans le cœur de chacun : l’aigle teutonique ne passera pas ! On le clouera au poteau d’exécution dès qu’il aura quitté son nid.
En vérité, on vit bien vite que le mépris du commandement pour la supériorité technique de l’armement allemand n’eut d’égal que celui qu’il portait au troupeau conduit à l’abattoir… Des cibles criardes en pantalon rouge que les mitrailleuses fauchèrent par rangées comme au champ de foire. 100 000 hommes rien qu’en 1914 furent ainsi offerts aux canons en pure perte. Quand la progression de l’ennemi déchira le voile, obligeant ces messieurs de l’arrière à descendre de l’Olympe, Joffre prononça cette phrase mémorable : « Surtout pas d’affolement ! » Traduisons en langage prosaïque : tirez à vue sur tous nos soldats qui voudront battre retraite. Oui, en 1916, le poilu est revenu de ses illusions.
Le champ d’honneur est devenu un champ d’horreur. Les morts couchent avec les vivants. On reçoit plus facilement son courrier que son ravitaillement. Le superflu avant le nécessaire… On a du tabac pour s’étourdir, de la gnôle pour s’abrutir, mais le plus souvent on part au casse-pipe le ventre creux et les pieds trempés… Plus d’un fantassin donnerait son bras pour une paire de chaussures neuves qui le protégerait du froid, de l’humidité, du pourrissement, de la gangrène.
Dans cet enlisement qui s’éternise, entre deux charges inutiles, la chair à canon s’interroge. Force est de constater que les pertes multiplient les profits, que le sacrifice des uns fait la richesse des autres. C’est à se demander si tout compte fait, les mauvaises appréciations, les décisions stupides, les gâchis renouvelés ne sont pas le fruit de calculs savants. N’est-il pas dans l’intérêt de certains que ce conflit d’une ampleur inégalée dure et perdure ? Cette guerre d’usure pourrait bien porter son nom… Tandis que des nations sont jetées les unes contre les autres, que des peuples sont broyés dans la cuve, des empires s’élèvent. La guerre mondiale c’est la pierre philosophale des marchands d’armes. Cet âge de fer pour les troupes et les civils bombardés, c’est un âge d’or pour les fabricants de mort. Ne parlons pas des financiers. Pour maintenir leur domination matérielle sur le terrain, les belligérants comme les industriels doivent non seulement saigner les populations – qui payent sur tous les fronts – par des emprunts nationaux, mais encore signer une alliance avec la Banque.
Oui, en 1916, le soldat n’a plus d’espoir. Mais la France est un phœnix, elle renaît toujours de ses cendres. Cette patrie chrétienne ressuscite quand elle se meurt. Il suffit pour cela d’une étincelle, qu’une lueur venue du sommet embrase le corps, le réveille de sa torpeur. La tête courbée du poilu se relève quand il entend ce bruit, bientôt familier, là-haut dans le ciel. Il suffit qu’il reconnaisse la cocarde tricolore pour que son regard brille à nouveau. L’état-major est bien obligé de le constater.
Ce qu’il méprisait hier va peut-être changer le cours de la guerre. Ces aviateurs, gens d’aventure, amateurs de prouesses et de gloire, pourraient arracher l’armée à son défaitisme, à cette boue qui semble l’avoir engluée corps et âme. Il faudrait vraiment avoir la mémoire courte pour ne pas se rappeler quel accueil leur fut pourtant réservé à l’entrée du conflit : la guerre c’est sérieux, mon petit Monsieur ! On n’est pas là pour faire mumuse avec des jouets en bois qui s’écrasent une fois sur deux ! À la guerre, il faut des résultats ! À la guerre, il faut avoir les pieds sur terre ! C’est d’ailleurs sur ce ton qu’on renvoya sèchement Monsieur Fokker, inventeur et ingénieur hollandais, quand il vint offrir ses services à l’armée française. Bon vent et bonjour chez vous ! Qu’à cela ne tienne ! Monsieur Fokker – persévérant – tourna ses talons et dirigea ses pas de l’autre côté de la frontière, en territoire germanique.
Il y fut autrement reçu. Avec un tapis rouge. Soyez le bienvenu… signez ici. Cette bienveillance, – osons le dire – cette lucidité permit à l’Allemagne de conserver jusqu’en 1916 la maîtrise du ciel. Les avions Fokker étaient de loin les plus performants, les plus rapides, les plus solides, les plus maniables. De même quand Monsieur Roland Garros voulut présenter son prototype de mitrailleuse avant, permettant de régler la cadence de tir sur la rotation de l’hélice et de révolutionner ainsi l’art du combat aérien, il fut également prié de ne pas faire perdre leur temps aux gens de métier avec ses chimères. Nul n’est prophète en son pays. Affecté à la MS26, il retourna au front. Début avril 1915, son dispositif de tir adapté sur un Morane-Saulnier type L « Parasol » lui permit d’obtenir trois victoires consécutives, qui ont la singularité d’être remportées par un homme seul aux commandes d’un monoplace. Malgrè cet exploit, les autorités militaires françaises continuèrent à ignorer l’efficacité de cette technique.
- Roland Garros
Hélas, touché au cours de son dernier affrontement, Roland Garros fut contraint de se poser en territoire ennemi. Son dangereux appareil fut aussitôt soumis à l’étude. Et Fokker – encore lui – ne tarda pas à mettre à profit son invention. Il en équipa tous ses avions. Les nôtres tombèrent comme des mouches. Malheureusement, Roland Garros n’était plus là pour réparer les dégâts, corriger le tir… Il demeura prisonnier jusqu’à l’heure de son évasion : en février 1918. Ce n’est qu’au moment où un Albatros (chasseur allemand) fut touché et se posa sur nos lignes, qu’on put reprendre l’avantage, en copiant son système de tir… Il n’est jamais trop tard pour bien faire…
Toute une génération de pilotes put alors bénéficier de cette découverte et se battre à armes égales. Dans cette apocalypse couleur de plomb, l’antique chevalerie – celle que l’on croyait morte et enterrée à Waterloo – est montée au ciel. Des deux bords des tranchées, on tend l’oreille pour apercevoir ces gladiateurs, on suit avec fébrilité l’actualité des combats aériens. Quand un pilote tombe dans le no man’s land, toute une armée de compatriotes est en deuil, abattue ; au contraire quand l’un de ces demi-dieux revendique une victoire de plus, qu’il arbore sur son fuselage un nouveau trophée à son palmarès, on se sent pousser des ailes… On est prêt à enfoncer les rangs, à rompre les lignes ennemies.
Il n’est pas interdit de penser que si la France fut victorieuse ce n’est pas seulement grâce au soutien des forces américaines, ni même grâce à ces lourdes machines que sont les chars et dont on nous a tant vanté les mérites, mais également parce que des héros authentiques relevèrent les couleurs du drapeau et avec elles le moral des troupes pour les hisser dans la lumière du soleil.
- René Fonck
Mais hélas l’histoire officielle est aussi partielle qu’ingrate. Qui se souvient aujourd’hui de René Fonck ? Porte-drapeau de l’aviation française lors des solennités du 14 juillet 1919, René Fonck meurt le 18 juin 1953 dans la plus grande indifférence. Une poignée de fidèles seulement est présente à son enterrement. Au lendemain de son décès, Le Figaro lui consacre un entrefilet, tandis que la une fait l’honneur à un alpiniste américain. Il est vrai que la modeste figure de René Fonck ne semblait pas faite pour inspirer les trompettes de la renommée. Ce Vosgien venait de la base. Il monta lentement les degrés, avec la patience et la persévérance d’un alpiniste accompli. Après avoir perdu son père de bonne heure, René entra en 1907 comme apprenti dans l’usine de tissage Geliot Gillotin. Il alla ensuite apprendre la serrurerie chez l’un de ses oncles, maréchal-ferrant. C’est à époque que l’adolescent – il a quinze ans – se prit de passion pour la mécanique. Il revint dans son village et trouva un emploi d’apprenti mécanicien. Il se forma par lui-même, après le travail à l’usine. Il aimait le calcul, l’arithmétique, la géométrie.
Appelé sous les drapeaux le 22 août 1914, il fut versé au 11e régiment du génie d’Épinal, où il fit ses classes, avant de rejoindre l’aviation en 1915, à l’école Caudron du Crotoy. Il entame ensuite sa carrière dans l’aéronautique en tant que pilote d’une escadrille d’observation, la C 47, basée à Corcieux. La suite est une continuelle progression vers les sommets.
Si en bas l’état-major – comme nous le disions – gaspille les forces, sacrifie les rangs, si l’on s’enterre vivant sous un déluge d’obus, tout au contraire, Fonck dans les airs fait preuve d’une précision diabolique. Il économise le temps et les munitions avec un sang-froid qui forge sa réputation. Il choisit ses proies. Il les sent depuis la terre ferme. Là-haut, il les guette avec l’œil de l’aigle. Il avance avec le soleil dans le dos et fond sur l’ennemi sans que celui-ci ne puisse le voir venir. Quelques balles suffisent. Il ne vise pas la machine, que le pilote.
« En une heure, sur son Spad, Fonck trouva le moyen de remporter une sextuple victoire : il abattit deux monoplaces et quatre biplaces ! Il a résumé en un jour les principes de la tactique aérienne qu’il a si bien pratiquée : instantanéité, souplesse et coup d’œil, voilà les trois qualités primordiales qui distinguent le vrai chasseur. L’instantanéité qui lui permet d’exécuter à une vitesse vertigineuse la manœuvre exacte au moment voulu. La souplesse qui lui facilite l’exécution de cette manœuvre. Le coup d’œil qui lui donne les corrections de visée. De ces corrections, la vitesse de l’avion qui poursuit et celle de l’appareil pourchassé sont les facteurs. La chasse aérienne est un sport très dur. Obligeant à voler très haut, elle fatigue beaucoup les organes et force celui qui s’y livre à suivre un régime très sévère. II faut proscrire les boissons alcooliques, ne boire que modérément du vin, ne faire aucun excès, se maintenir toujours dans une forme parfaite, les poumons doivent être en bon état, les muscles solides, les nerfs bien équilibrés. Il faut, en un mot, avoir une complète santé morale et physique.
Faisons notre profit de ces conseils, et gardons pieusement dans notre mémoire les noms de ces jeunes hommes qui les ont mis en pratique d’une façon si belle, de ces rois de l’air qui ont tant fait pour notre France et pour sa gloire aérienne. »
Georges Guynemer
- Manfred von Richthofen
On considère à tort que l’as des as était allemand, qu’il se nommait Manfred von Richthofen, dit le Baron rouge. Ce pilote d’exception en effet comptabilisa 80 victoires homologuées à son actif, avant de périr dans des circonstances mystérieuses. Loin de chercher à diminuer le mérite d’un tel aviateur – considéré d’ailleurs avec le plus grand respect par ses adversaires –, nous devons rendre la place qui lui est due à la Cigogne blanche. On estime aujourd’hui que René Fonck abattit à lui seul entre 125 et 145 appareils ennemis. Chose plus incroyable encore, il sortit de la guerre sans une égratignure. Aucun des avions qu’il pilota ne fut jamais touché par la moindre balle. Il tirait le premier, faisait mouche et disparaissait dans les nuages. Pourquoi un tel mépris ? Pourquoi une telle indifférence ? Aucun monument, aucune rue, aucune place ne porte son nom… René Fonck n’eut qu’un tort : il demeura fidèle à celui qui fut le seul, au sein de l’état-major, à miser en 1914 sur l’avenir de l’aviation. Cet homme se nommait Philippe Pétain.
En vérité, René Fonck ne cessa jamais d’incarner la probité, l’intégrité, la grandeur française. Les résistants de la dernière heure lui en tirent rigueur. Accusé de collaboration, il fut arrêté en septembre 1944, interné à la Santé et – sur l’intervention d’Edgar Pisani – libéré seulement à la fin de l’année, sans charge à son encontre. Son « certificat de participation » à la Résistance, qu’il se verra décerner le 28 septembre 1948 par le commandant Sautereau, chef du réseau Rafale, porte la mention : « Monsieur Fonck, René, membre sans uniforme des forces françaises combattantes, a participé en territoire occupé par l’ennemi, aux glorieux combats pour la libération de la patrie. »
« Ne croyez point ceux qui vous diront que la jeunesse est faite pour le plaisir, elle est faite pour l’héroïsme. Ne croyez point que vous serez diminué, vous serez au contraire, merveilleusement augmenté. C’est par la vertu que l’on est un homme. »
Paul Claudel