Extraits d’Antoine Vitkine, Les Nouveaux imposteurs, La Martinière, 2005.
Habile débatteur, le cofondateur de la Confédération paysanne et dirigeant d’Attac sait parfaitement ciseler ces mots. C’est probablement la raison pour laquelle il est devenu la figure médiatique du mouvement altermondialiste. Pourtant, le 3 avril 2002, il a dérapé.
L’affaire commence par un court article dans le quotidien Libération, signé du journaliste Thomas Hoffnung, qui rend compte d’une conférence de presse de Bové. Celui-ci est de retour d’un voyage de soutien aux Palestiniens, dans les territoires occupés.
Le contexte est particulier : on parle de plus en plus des actes antisémites qui frappent la communauté juive dans certaines banlieues. Quelques jours avant le retour de Bové, des synagogues sont incendiées.
Dans son papier, Hoffnung rapporte qu’à la fin de la conférence de presse, au siège de la Confédération, José Bové a posé une question :
« Il faut se demander à qui profite le crime. Je dénonce tous les actes visant des lieux de culte. Mais je crois que le gouvernement israélien et ses services secrets ont intérêt à créer une certaine psychose, à faire croire qu’un climat antisémite s’est installé en France pour mieux détourner les regards » (Libération, 3 avril 2002).
La phrase est lâchée. Au nom de la question désormais rituelle, « à qui profite le crime ? », Bové explique que le Mossad pourrait être le responsable de la vague d’attentats antisémites que la France connaissait.
Le scandale après la publication de l’article est tout relatif : les associations juives s’émeuvent, des leaders d’opinion font part de leur désapprobation, Bové est contraint de s’excuser. Et l’affaire en reste là. Du côté des amis de José Bové, peu de réactions, pas de remise en cause, la petite phrase n’empêche personne de dormir.
Pour savoir ce qui s’est vraiment passé ce jour-là, je suis allé voir les deux principaux protagonistes de l’affaire.
Sans Thomas Hoffnung, la phrase de Bové serait tombée dans les seules oreilles de ses sympathisants et personne n’en aurait jamais entendu parler. Le jeune reporter était présent au siège de Confédération, parmi quelques journalistes.
Dans un coin de la rédaction parisienne de son journal, le journaliste me donne des précisions sur ce qui s’est passé ce 3 avril 2002, au siège de la Confédération.
« Quand Bové a mis en cause les services israéliens dans les actes antisémites, à ma grande surprise, l’assistance a applaudi frénétiquement. Ce qu’a dit Bové correspondait visiblement à ce que les gens voulaient entendre. Il régnait dans cette salle un climat de méfiance envers les médias, sur le mode “on nous cache tout, on ne nous dit rien”. »
Hoffnung a hésité avant de rapporter les allégations de Bové dans Libération. « Je me suis demandé si en parler n’était pas pire que ne rien dire, dans la mesure où il y a toujours des gens pour prendre pour argent comptant ce genre de choses. Finalement, j’en ai parlé parce que ce qui m’a le plus choqué et surpris, c’est autant la phrase de Bové que le fait que personne dans la salle ne se soit offusqué. Je me suis dit qu’il fallait crever l’abcès, ouvrir un débat. »
Interrogation cruciale qui saisit les journalistes face à la théorie du complot : en parler ou pas, rendre public les rumeurs les plus délirantes au risque de les véhiculer, ou choisir l’autocensure. Hoffnung a choisi, en conscience. Pour susciter le débat. Or celui-ci n’a pas eu lieu.
Bové véhicule-t-il, consciemment ou pas, le mythe du complot juif ? Difficile de le savoir, sa petite phrase soulève plus d’interrogations qu’elle n’apporte de réponses claires.
Aussi ai-je pris rendez-vous avec lui au siège de la Confédération paysanne, à Montreuil, sans grande difficulté tant il n’a rien à refuser aux médias – et il faut dire que la réciproque est souvent vraie.
L’entretien va son chemin, jusqu’au moment où j’exprime le souhait de revenir sur sa petite phrase. Bové réagit au quart de tour et se lance dans une explication alambiquée, peu assurée.
On est loin des excuses qu’il avait présentées. À l’en croire, si complot il y a, c’est avant tout un complot d’une certaine presse contre lui : on a cherché à discréditer le mouvement.
« J’avais expliqué un fait historique. J’ai dit de manière très claire que la façon de l’avoir dit, dans la situation où une communauté religieuse se sent agressée, n’était pas audible et que donc, ces propos n’auraient pas dû être tenus. Je l’ai dit de manière claire.
– Avez-vous été victime du besoin d’une partie de vos troupes de solutions simples ?
– Je ne pense pas. Il y a eu volonté de discréditer le mouvement, en disant : ’’voyez de quel côté il penche’’. C’est ça qui s’est passé. Le débat n’a pas eu lieu à l’intérieur du mouvement altermondialiste parce que tout le monde a bien compris que je mettais en cause des appareils d’État, non une population ou une religion. Sauf qu’il y a des moments où on peut le faire et des moments où ce n’est pas audible. »
En traduction, cela veut dire que Bové ne regrette pas vraiment : il a juste livré sa pensée au mauvais moment et s’est trouvé victime d’une volonté de discréditer les altermondialistes. Cette justification, trois ans après les faits, à froid, est proprement stupéfiante.
Nous approchons de la fin de l’entretien. Dernière question, peut-être la question centrale à poser à Bové et ses amis : « Est-ce que les altermondialistes ont un corpus intellectuel et idéologique adapté à la complexité du monde ? » Réponse : « Je pourrais inverser la question : est-ce que M. Bush a le corpus adapté quand il parle de l’axe du bien et du mal ? Ce genre de simplisme est très inquiétant dans la bouche d’un chef d’État qui a l’armée la plus puissante et qui accapare les richesses de la planète. »
Dans la bouche d’un responsable syndical français de premier plan, les simplismes, a fortiori lorsqu’ils sont fondés sur de nauséabondes insinuations, sont-ils moins dangereux ? Est-ce parce que Bush use d’une stratégie de communication outrageusement manichéenne et réductrice qu’il faut faire de même et perdre son âme ?
Ce refus de se remettre en question, ces réponses dangereusement ambiguës, cette façon de sous-entendre que tout débat sur son dérapage serait une arme au service de ses adversaires, tout dans l’attitude de José Bové est irresponsable.
Certes, on est loin des pires théories sur le 11 septembre, mais de profondes similarités rapprochent la « théorie » Bové des affabulations sur la responsabilité du Mossad lors des attaques de New York et Washington.
Dans les deux cas, cette même question : « À qui profite le crime ? » Dans le fond, ce même rejet de la faute sur Israël. Surtout, les propos de Bové peuvent être perçus comme une forme de caution à tous les délires. Si le Mossad pouvait être responsable d’attentats dans les banlieues, pour servir les intérêts d’Israël, alors pourquoi ne serait-il pas derrière le 11 septembre, pourquoi n’aurait-il pas prévenu 4 000 Juifs de ne pas se rendre dans les tours ?
Une réponse indirecte à ces questions est apportée par les travaux du sociologue Didier Lapeyronnie. Dans Le Monde du 6 juillet 2004, ce chercheur bordelais, au terme d’une vaste enquête sur les banlieues, analyse la montée de l’antisémitisme dans les quartiers sensibles, sur fond de replis communautaire. Il relève que c’est moins la deuxième Intifada qui a libéré la parole antisémite que le 11 septembre, « avec la croyance folle mais répandue que les Juifs sont derrière les attentats ».
On imagine quels sites Internet, quelles chaînes satellite, quel bouche-à-oreille, quels prédicateurs ont pu mettre ces idées folles dans la tête de populations en échec social. Mais qui sait l’impact d’un José Bové, personnalité en vue et respectée, déclarant que le Mossad pouvait être derrière des incendies de synagogues ? D’autant qu’on imagine très bien que les excuses ultérieures de Bové n’ont pu qu’être attribuées aux pressions d’un supposé lobby juif. Voici comment, loin de contribuer de façon marquante à la paix en Palestine, Bové a ajouté son vilain grain de sel dans le chaudron infernal de la théorie du complot.
Bové est à l’unisson d’une partie de l’extrême gauche et de la mouvance altermondialiste, laquelle, au nom d’une grille de lecture manichéenne du monde, cède à la dangereuse facilité du « eux contre nous », eux, ces puissances d’argent qui œuvrent sciemment à la perte du monde, contre nous, le peuple, les pauvres, le tiers-monde, les Palestiniens. Dans cette logique, rien n’empêche d’imaginer qu’eux, les puissants derrière leurs vitres fumées, ourdissent les plus sombres projets et manipulent à leur profit les événements.