Pas besoin de consommer à mort comme Nabilla et son copain pour être heureux. La leçon de Giono, cet écrivain de la terre, de l’eau, de la nature, consiste à savoir goûter aux petites choses ; c’est donc un bonheur pour tous, gratuit, qui contourne les injonctions du capitalisme marchand. Giono n’est ni un anticapitaliste ni un antimoderne, c’est juste un terrien autant qu’un céleste, un arbre, quoi.
Giono à 10’36 : « Mais le bonheur, je crois, après pas mal d’expérience, s’atteint et se procure par des choses qui sont gratuites, et de petites choses minuscules auxquelles d’ordinaire on ne fait pas attention et qui, si on y fait attention, composent le bonheur précisément. »
Santelli : « Quel genre de choses ? »
Giono : « Je ne saurais pas en dresser le catalogue mais elles sont minuscules et nombreuses dans une journée. Par exemple, goûter le plaisir de voir passer une averse, un vent, le bruit d’un vent particulier dans les arbres, une fleur qu’on aura respirée, un oiseau qui aura tapé à la fenêtre et qui aura chanté, une visite de quelqu’un qui vous aura intéressé par sa conversation, tout, tout dans la journée, une plume qui marche bien [à l’époque on écrit à l’encre, NDLR], un travail qui fonctionne très bien, très régulier, une feuille de papier qui glisse bien, tout ça fait partie du bonheur. »
Allez enseigner ça aux racailles américanisées des cités qui ne jurent que par la consommation pour trouver leur place et leur bonheur publicitaire dans le monde marchand ! L’école n’enseigne pas ce bonheur, ces bonheurs, même en philo, que ce soit en première ou en terminale. La philo reste quelque chose de sec, de non vivant. Bien sûr, il y a Rousseau ou les épicuriens, mais la philosophie consisterait d’abord à goûter aux petites choses avant de passer au concept.
Giono ne prône pas le dépouillement, mais dépouille le bonheur marchand de ses oripeaux factices. Il rappelle en cela le Soljenitsyne d’Une Journée d’Ivan Denissovitch, quand l’officier d’artillerie, condamné à 8 ans de camp en Sibérie en 1945 (pour avoir critiqué Staline), découvre le bonheur d’être maçon, un bonheur quotidien, pierre sur pierre, pierre après pierre... Oui, même au goulag on pouvait être heureux, ou du moins goûter à des bonheurs qu’aucun régime totalitaire ne peut interdire ! On pourrait ajouter la foi en Dieu à chaque instant, qui ne regarde que soi, et qui fait imaginer une force supérieure veillant sur nous... ou nous met à l’épreuve, car c’est pas tous les jours facile. Ainsi l’homme ne se sent pas seul, pas détaché du monde, pas inutile, pas vain.
On pourra reprocher à Giono que ses bonheurs sont des bonheurs de « vieux », et que les jeunes ont besoin d’autres sources de bonheur, des sensations plus violentes, car on remarque que le bonheur se résume souvent à des sensations agréables et à la multiplication, dans la mesure du possible, de ces sensations.
À 12’55, Giono aborde le thème (on n’a pas dit le problème) de la vieillesse :
« La vieillesse c’est très agréable, je ne voudrais pas retourner en arrière et je crois même je ne voudrais pas retourner dans ma jeunesse, non, même pas dans ma jeunesse, je trouve que la vieillesse est beaucoup plus intéressante que la jeunesse. les jeunes n’attendent pas, ils se précipitent sur les choses, ils les dévorent, ils ne les goûtent pas ils les dévorent, ils les avalent, sans prendre la moitié, le quart, la millième partie du plaisir que moi je prendrais pour la millième partie de ce qu’ils avalent ! Une simple petite bouchée de ce qu’ils avalent en gros me suffit pour des jours et des jours de jouissance et de volupté. »
À chaque âge ses bonheurs, donc, et si possible hors des pièges du monde marchand. Car ce bonheur ne sera jamais atteint ! « De cette eau vous aurez toujours soif », disait le Christ, et Bernard Tapie ne disait pas autre chose à sa façon, quand il disait qu’on trouvait toujours plus riche que soi. Que quand on avait une voiture, on lorgnait sur la limousine ; que quand on avait la limousine, on lorgnait sur l’hélico (voir la fin tragique de Kobe Bryant), et que quand on possédait enfin l’hélico, on lorgnait sur le jet privé...
Il y en a un qui a tout eu, les villas, les hôtels particuliers, l’île paradisiaque, l’hélico, le jet privé, les putes et les hommes politiques (c’est pareil), il s’appelait Epstein et il a fini étranglé comme une crevure dans une cellule grise de Manhattan...
Certes, il est bon une fois dans sa vie d’aller manger chez Bocuse, mais pour goûter vraiment le bonheur de croquer dans une pomme, il suffit de jeûner 40 heures, comme le Christ dans le désert, à ceci près que les heures étaient des jours. On découvre alors la tentation, et le moyen d’y résister. On peut donc, en jouant sur les privations, ou le dépouillement, goûter à des plaisirs inconnus jusqu’alors, ou plus petits, auxquels on n’avait pas fait attention jusque-là, car on baignait dans l’abondance ou le désir d’avoir toujours plus.
La privation est assurément le chemin vers ce bonheur ; Giono, Soljenitsyne et le Christ ne diront pas le contraire. Mais pas la privation de tout et n’importe quoi, la privation des choses en trop, des drogues dures de la société marchande, de celles qui ne sont non seulement pas nécessaires à une vie digne, mais qui sont dangereuses pour la dignité. Voilà pourquoi le jeûne est la voie royale pour le nettoyage du corps et de l’esprit.