L’intellectuel belge Jean Bricmont répond ici aux propos méprisants du journaliste Dominique Vidal et il l’invite à débattre sereinement.
Cher Dominique Vidal,
Je vois que le livre d’Atzmon, La parabole d’Esther, dont j’ai écrit la préface, n’a pas eu l’heur de vous plaire [1], puisque vous estimez que j’ai apporté ma caution à une « prose digne du Völkischer Beobachter », journal officiel du parti national-socialiste [2]. Vous m’en voyez sincèrement désolé. Je ne cherche à blesser personne et, si vous me lisez bien, vous verrez que je ne n’attaque jamais nominalement des individus et encore moins des groupes (« juifs » « arabes », « français » etc.). Je n’utilise le mot « juif » ou « sioniste » que pour parler d’organisations qui, soit utilisent ce terme pour se désigner elles-mêmes (« juifs pour la paix », « juifs progressistes »), soit identifient leur cause à la défense d’Israël.
Je m’intéresse uniquement aux idées, pas aux individus, ni aux identités ou aux groupes. C’est pourquoi s’il y a un point commun entre vous et Atzmon, que je ne partage pas, c’est que vous êtes tous deux bien plus intéressés par l’identité juive que moi. Je vous avouerai que celle-ci me laisse complètement indifférent. J’ai un ami d’origine juive qui, quand on lui demande s’il est juif, répond : « mes grands-parents étaient juifs, mais moi je suis physicien ». N’ayant pas la même origine que lui, je ne peux pas faire cette réponse, mais elle exprime bien mon sentiment par rapport à toutes les questions « identitaires », sentiment qui est parfaitement libéral au sens classique du terme, ce qui, je crois, n’était pas l’idéologie du Völkischer Beobachter (mais il est vrai que je n’ai jamais lu ce journal dont la parution a été interrompue avant ma naissance). Chacun a le droit d’avoir l’identité qui lui plait et de cultiver la mémoire des événements qui lui semblent importants ou sacrés : l’holocauste, la crucifixion de Jésus, la guerre d’Algérie, la victoire sur le nazisme, la chute du mur de Berlin etc. Tout ce que je demande, c’est que, dans un esprit laïc, l’État et les institutions publiques soient strictement neutres par rapport à toutes ces identités, comme ils doivent l’être par rapport aux religions (les deux, identités et religions, n’étant d’ailleurs pas si différentes).
J’ai écrit cette préface, entre autres, afin qu’on ne doive « plus jamais » lire des choses dans le style méprisant et hautain que vous employez : « cette diarrhée nauséabonde condamne sans appel son auteur » ; « cette prose digne du Völkischer Beobachter » ou d’autres reductio ad hitlerum. Ou, à mon propos : « Il est tombé ainsi du côté où il penchait depuis longtemps. Bien bas. »
Un nombre croissant de gens en France, de toutes origines et de toutes opinions politiques, exigent le droit à la parole et n’acceptent plus qu’il y ait des mauvais gardiens du temple, les organisations sionistes qui utilisent l’accusation d’antisémitisme à tout bout de champ, et des bons gardiens du temple, les juifs progressistes et pro-palestiniens qui utilisent l’accusation d’antisémitisme uniquement quand c’est, selon eux, « justifié ». Nous ne voulons ni gardiens du temple, ni inquisition, ni comité central. C’est ainsi ; les temps changent...
Nous voulons les mêmes règles pour tous, des lois mémorielles pour tous ou pour personne, une histoire officielle universelle ou pas d’histoire officielle du tout ; nous voulons que, si les spectacles de Dieudonné doivent être interdits, ils le soient après un procès public en bonne et due forme (où on pourrait alors comparer son humour à d’autres formes d’humour) ou alors, que ses spectacles soient autorisés partout et non soumis aux caprices des maires ou des pressions exercées sur les propriétaires de salles de spectacle. Si Bernard-Henri Lévy peut lancer des appels à la guerre contre la Libye et la Syrie, et si Caroline Fourest peut attaquer les musulmans en prétendant les défendre, alors des gens aussi différents qu’Alain Soral, Tariq Ramadan ou Michel Collon doivent avoir accès à des salles de conférences sans avoir au préalable l’agrément d’organisations qui jouent à l’anti-fascisme près de 70 ans après la fin de la guerre.
Pensez-vous vraiment que tous les écrits anti-religieux, anti-fascistes, anti-colonialistes, anti-communistes soient des vérités pures, dénués de toute exagération, de toute simplification et de tout amalgame ? Ou mettez-vous, si c’est possible, à la place d’un catholique français un peu « tradi » et demandez-vous comment vous réagiriez au discours tenu sur votre « culture » ou « identité » presque constamment dans les colonnes de Charlie Hebdo ou de Libération ou dans des spectacles ridiculisant le Christ et lourdement subventionnés par les pouvoirs publics.
La liberté d’expression, c’est aussi la liberté d’exagérer, de provoquer, de faire des raccourcis. Contrairement à vous, Atzmon a grandi en Israël et a servi dans son armée. Il a été révolté par ce qu’il y a vu -il me semble que c’est tout à son honneur. Il s’est exilé volontairement. Il a voulu analyser en profondeur l’idéologie nationaliste dans laquelle il a grandi et qui justifie les horreurs contre lesquelles il s’est révolté. N’est-ce pas son droit ? Cette idéologie, que vous le vouliez ou non, est judéo-centrique et, dans sa version « laïque », consiste, pour reprendre un mot de Woody Allen, à penser que « Dieu n’existe pas et nous sommes son peuple élu ». Il y a quantité de textes qui attestent de la croyance en la singularité juive et, au moins implicitement, en la supériorité juive. Cela ne me dérange pas et je ne trouve là rien de spécifiquement « juif », beaucoup de groupes humains ayant ce genre de sentiments. Mais, si on est véritablement universaliste, on peut aussi critiquer cette attitude et il me semble que c’est d’autant plus légitime quand c’est fait par quelqu’un qui attaque son propre « tribalisme » et, dans le cas d’Atzmon, d’autant plus pertinent que les folies israéliennes risquent de précipiter le monde dans une guerre généralisée.
Atzmon a une vue « idéaliste » de l’histoire, au sens marxiste du terme ; c’est-à-dire qu’il privilégie les explications en terme de culture plutôt qu’en termes socio-économiques ou de rapports de classes. Ce n’est pas mon cas, mais c’est son droit. Lorsque Weber attribue un grand rôle à l’éthique protestante dans la naissance du capitalisme, on peut ne pas être d’accord avec lui, mais personne ne l’accuse de racisme pro ou anti-protestant (selon que l’on aime ou pas le capitalisme). De même quand Bernard-Henry Lévy estime que l’idéologie française, c’est le fascisme, personne ne l’accuse de racisme anti-français, même si sa thèse est absurde. Il y a quantité de textes attribuant l’origine des massacres coloniaux ou de l’holocauste à des facteurs culturels, européen, chrétien, allemand, français, républicain, etc. Pourquoi ne pourrait-on pas s’interroger sur les facteurs culturels, nécessairement juifs, à l’origine de la politique israélienne contemporaine ?
Vous me direz sans doute que la prose d’Atzmon « ne sert pas la cause palestinienne ». Je vais être franc : je ne sais pas très bien ce qui pourrait desservir plus cette cause que la tactique employée actuellement par le plus gros du mouvement « de solidarité ». Ce mouvement est obsédé par la lutte contre l’antisémitisme, dont le moindre soupçon desservirait soi-disant la « cause », ce qui explique les réactions hystériques contre Atzmon. Je ne connais pas bien le Hamas ou le Hezbollah, mais je doute fort que, si un de leurs membres citait, par exemple, une phrase hostile aux juifs tirée du Coran, ses compagnons lui tomberaient dessus en criant « surtout pas d’antisémitisme, cela dessert notre cause ». Et si on compare leur efficacité dans la résistance à Israël par rapport à celle du mouvement de solidarité en France qui, non seulement n’a aucune influence au Moyen-Orient, mais n’en a également pratiquement aucune en France, où presque tous les hommes politiques se précipitent aux dîners du CRIF et autres cérémonies « républicaines », on peut commencer à se poser des questions sur l’efficacité (du point de vue palestinien) de la « lutte contre l’antisémitisme ». Ni Atzmon ni moi ne voulons encourager ou propager l’antisémitisme ; nous constatons simplement que l’accusation d’antisémitisme est l’arme préférée des sionistes et que la principale, sinon la seule raison du soutien occidental à Israël (qui ne sert en rien l’Occident sur le plan stratégique ou militaire), est l’intimidation que cette accusation, ainsi que l’intériorisation de la culpabilité inculquée à travers une myriade de films, de livres et de cours, font peser sur nos journalistes, intellectuels et hommes politiques. Ce sont l’intimidation et le sentiment de culpabilité qu’il faut faire cesser en premier lieu.
Voyez ce qui se passe avec Günter Grass (et notez qu’il n’y a pas d’équivalent de Günter Grass en France). Vous pensez qu’après tout ce qu’il encaisse, un seul homme politique va oser critiquer Israël ? Je suis sûr que vous défendez la liberté d’expression de Grass et c’est très bien. Mais Grass est très modéré, s’excuse encore pour ce qu’il a fait dans le passé (à l’âge de 17 ans !), distingue l’État d’Israël de son gouvernement etc., et même cela ne suffit pas à calmer la meute de ses détracteurs. Je ne désire nullement devoir me limiter à ce que dit Grass. Mais, surtout, comme je l’ai dit plus haut, ce que nous ne voulons plus, ce sont de « vrais » gardiens du temple qui décident ce qu’est le « véritable » antisémitisme. Laissez cela au libre débat et à l’appréciation de chacun. Bien sûr, vous avez le droit de critiquer Atzmon. Mais faire une liste de citations hors contexte (qu’Atzmon peut facilement expliquer) et renvoyer au Völkischer Beobachter, ce n’est pas de la critique, c’est de l’hystérie et du mépris.
Je n’aurais jamais écrit cette préface si Atzmon n’était sans cesse attaqué par une partie du « mouvement de solidarité » avec la Palestine. Pour moi, peu importent les motivations « identitaires » des juifs pro-palestiniens ; si des juifs s’opposent à Israël parce qu’ils pensent qu’à terme, c’est mauvais pour les juifs, ils ont sans doute raison et c’est très bien ainsi. Ce qui distingue un soutien véritable d’un soutien fictif à la cause palestinienne se joue dans l’attitude à l’égard de la liberté d’expression. Sommes-nous libres de dire ce que nous pensons d’Israël et des organisations juives ou devons-nous recevoir l’approbation de grandes consciences morales auto-proclamées ? Tout ce qu’on peut dire ici sur un État, deux États, tel ou tel processus de paix, les violations des droits de l’homme, ou du droit international, ou sur la possibilité d’un autre Israël ou même sur le droit au retour, n’auront aucun effet tant que la plupart des gens seront terrorisés par l’accusation d’antisémitisme. Mais, si nous arrivons à reprendre notre liberté de parole, alors, ne vous en faites pas, l’attitude par rapport à Israël changera rapidement. C’est en cela que réside le véritable enjeu du « soutien à la Palestine ».
Ce que vous semblez aussi ne pas comprendre, c’est qu’Atzmon en fait défend les juifs (au moins « objectivement » j’ignore si c’est là son but). Atzmon est un juif inquiet ; un juif optimiste pense qu’Israël va rester éternellement une « villa au milieu de la jungle », haïe au-delà de toute raison par des centaines de millions de personnes dans les pays voisins, mais demeurant une citadelle imprenable. De même, un juif optimiste pense que les États-Unis vont éternellement rester sous le contrôle du lobby pro-israélien. Mais Atzmon pense, comme toute personne ayant une certaine perspective historique, que les murs et les citadelles finissent toujours par tomber (songez à l’URSS). De plus, il se rend compte que, suite à l’extraordinaire travail de Mearsheimer et Walt (et de bien d’autres : Findley, Petras, Blankfort, Sniegoski [3]), les Américains (y compris la « classe dominante ») commencent à se réveiller : ils se rendent compte que le soutien à Israël leur coûte énormément et ne leur apporte que de l’hostilité. Que la guerre en Irak n’était absolument pas nécessaire, leur a coûté une fortune, et ne leur a presque rien rapporté ; que, de plus, celle-ci a été entièrement fomentée par les néo-conservateurs, qui sont tous des sionistes fanatiques, et qui veulent repasser les plats avec l’Iran. Allez sur les sites qui discutent de cela, même ceux qui sont « politiquement corrects » comme Mondoweiss (http://mondoweiss.net/), et vous verrez la fureur des Américains « ordinaires » qui voient la politique étrangère de leur pays (qu’eux voient souvent avec bienveillance, contrairement à moi, mais c’est une autre question), être kidnappée par le lobby pro-israélien. Atzmon pense sans doute qu’il vaut mieux, pour les juifs eux-mêmes, lâcher du lest, libérer la parole à propos d’Israël et des organisations juives, laisser sortir la vapeur de la casserole avant que tout ne saute. Ce n’est pas de l’antisémitisme, mais de la lucidité.
Ne pensez pas que la situation soit très différente en France : lors des spectacles de Dieudonné, la salle est pleine à craquer et, quand on interdit à Alain Soral l’accès à une salle de conférence, il arrive quand même à en remplir une autre. Vous me direz qu’ils sont d’extrême-droite et antisémites. Admettons, pour simplifier la discussion (même si la réalité est plus complexe). Mais leur succès est en partie dû au refus obstiné de l’immense majorité de la gauche et des « démocrates » d’aborder honnêtement la question de la liberté d’expression en France et de l’égalité de tous devant la loi. De plus, on ne nait pas antisémite, on le devient (dans la plupart des cas). Et on le devient aujourd’hui à cause de l’arrogance des politiques israéliennes et des efforts de censure souvent déployés avec succès par les organisations juives. Cela ne « justifie » pas l’antisémitisme me direz-vous. Non, bien sûr, mais les gens qui ignorent la psychologie humaine (y compris dans ses aspects pas très jolis) le font à leurs risques et périls. Et, comme je l’ai dit dans ma préface, ceux qui ne comprennent pas cela devraient réfléchir à l’histoire du socialisme réel, que vous avez bien connu, ou du catholicisme à l’époque de sa gloire, que moi j’ai bien connu. Atzmon comprend tout cela, vous apparemment non. C’est dommage, mais il n’est peut-être jamais trop tard pour comprendre.
Atzmon, comme moi-même, restons ouverts au débat.
Avec mes meilleures salutations,
Jean Bricmont
21 avril 2012.
Traductions du livre "The Wandering Who ?" de Gilad Atzmon : | |