« Je vous demande de sacrifier vos vies »
Pendant quatre jours et quatre nuits, en mars 2011, des centaines d’ouvriers ont tenté, parfois au péril de leur vie, de contenir les dégâts du séisme et du tsunami qui ont détruit la centrale nucléaire japonaise.
« Les secousses sont devenues de plus en plus violentes. Je ne pouvais plus tenir debout ». Il est 14h46 au Japon, le 11 mars 2011, quand Masao Yoshida, directeur de la centrale de Fukushima Daiichi, est surpris par un tremblement de terre. Dans son bureau, les étagères valdinguent, le téléviseur se renverse et les faux plafonds s’écroulent. Le séisme le plus violent jamais enregistré dans l’archipel vient de frapper à quelques centaines de kilomètres de là. Le point de départ de la plus grave catastrophe nucléaire depuis Tchernobyl, en 1986.
« Je me tenais à mon bureau, je voulais me glisser dessous, mais je ne pouvais que rester accroché, debout », poursuit Masao Yoshida lors d’une audition devant une commission d’enquête, quelques mois après la catastrophe. Fraîchement nommé à la tête de la centrale, cet ingénieur de 46 ans va diriger les opérations tout au long du désastre. Ce vendredi après-midi, pas moins de 6 400 personnes travaillent sur le site, situé au bord de l’océan Pacifique. Les trois premiers réacteurs fonctionnent à pleine puissance. Les trois autres sont arrêtés pour des opérations de maintenance.
Une vague de 15 mètres de haut
« J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu des voitures rebondir de haut en bas par la seule force du séisme », raconte au Guardian un ingénieur qui se trouvait dans un autre bâtiment de cette usine grande comme une petite ville. En quelques minutes, des centaines d’employés se retrouvent dans l’immeuble antisismique tout proche, sur les hauteurs de la centrale, où une cellule de crise a été constituée. Parmi eux, Kenji Tada. Ce salarié était en train d’inspecter des tuyaux dans le réacteur 4 au moment du séisme. Il a réussi à s’agripper à des canalisations et à sortir par une porte de secours. Arrivé près de la cellule de crise, il n’observe ni panique apparente ni cris. « J’ai trouvé ça dingue », confie-t-il au Wall Street Journal.
Il faut agir vite, car le temps est compté. L’agence météorologique japonaise annonce un tsunami dans les prochaines minutes. Et l’état de la centrale est déjà très préoccupant. Le tremblement de terre a entraîné la perte de toutes les alimentations électriques externes. Heureusement, le système d’arrêt d’urgence automatique est enclenché pour les réacteurs 1, 2 et 3 et la douzaine de groupes électrogènes de secours démarre pour les refroidir et éviter une fusion du cœur.
11 mars 2011, 15h27. L’océan commence à frapper l’enceinte de la centrale nucléaire. Une première vague d’environ 4 mètres de haut s’écrase contre la digue. Mais, dix minutes plus tard, c’est une vague de quelque 15 mètres de haut qui déferle sur Fukushima Daiichi. Les portes des bâtiments turbines ne sont pas étanches : les groupes électrogènes, les compteurs électriques et les batteries sont noyés. Des véhicules et des gravats jonchent les routes. Deux opérateurs qui étaient allés surveiller les machines au sous-sol du bâtiment du réacteur 4 meurent noyés.
« Des cuves de fioul monumentales sont tordues comme des canettes de Coca que l’on aurait écrasées à la main. » (Franck Guarnieri, directeur du Centre de recherche sur les risques et les crises de l’école des Mines de Paris)
Au deuxième étage du bâtiment antisismique, toutes les lumières s’éteignent. C’est le noir complet dans cet immeuble sans fenêtres. Pire, les indicateurs de mesures ne fonctionnent plus. Impossible de connaître la température et la pression à l’intérieur des réacteurs, donc de savoir si les systèmes de refroidissement de secours fonctionnent toujours. Or, en cas de diminution du niveau d’eau dans un réacteur, les barres de combustible chauffent et peuvent fondre jusqu’à percer l’enceinte en béton et provoquer une catastrophe nucléaire majeure.
« Nous sommes restés sans voix »
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Les équipes passent à l’action. Deux solutions sont envisagées pour refroidir les réacteurs : utiliser des pompes à incendie à moteur diesel ou bien des camions de pompiers qui sont déjà sur le site. En l’absence de système de mesure, les employés se concentrent d’abord sur le réacteur 2. Ce qu’ils ignorent, c’est que le système de secours fonctionne à cet endroit. L’urgence se situe en réalité dans le réacteur 1. Vers 18 heures, son cœur commence à fondre à l’intérieur de l’enceinte de confinement.
11 mars 2011, 19h03. Après avoir pris connaissance des nouvelles préoccupantes en provenance de Fukushima, le Premier ministre, Naoto Kan, déclare l’état d’urgence nucléaire. Deux heures plus tard, le gouvernement donne l’ordre d’évacuer les 6 000 habitants situés dans un rayon de 3 km autour de la centrale. Le monde entier prend conscience du risque de catastrophe nucléaire. A l’intérieur de la centrale, l’heure est au grand bricolage. Des employés ont « la présence d’esprit d’aller chercher des batteries de voiture, de les monter en salles de commande et de les utiliser comme source d’énergie pour les instruments de contrôle », relate le directeur, Masao Yoshida. Après avoir épluché des milliers de pages de schémas de câblage, les ingénieurs pensent avoir réussi à contrôler le niveau d’eau. Mais le chiffre qui s’affiche est en réalité erroné.
Dans la nuit, le travail continue. Un membre de l’équipe, vêtu d’une combinaison blanche intégrale, de gants, de bottes et d’un masque à gaz, lance l’alerte. Il n’a pas pu se rendre dans le réacteur 1 car son dosimètre a mesuré 800 microsieverts (μSv) au bout de 10 secondes devant la porte d’entrée, indique l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) dans une vidéo (à 29’).
Ce débit de radiations très élevé laisse penser que la fusion du cœur a commencé et qu’il y a des fuites de gaz radioactif.
« C’est à ce moment-là qu’ils ont été le plus irradiés »
Parmi les employés, la crainte des radiations monte d’un cran. « L’état du réacteur 1 faisait peur aux jeunes », confie Ryuta Idogawa, l’un des pilotes de réacteur de la centrale, dans un entretien avec Yuki Kobayashi, doctorant en sciences et génie des activités à risque. Malgré le danger, il faut pourtant choisir des hommes pour ouvrir les vannes des réacteurs manuellement.
Vers 4 heures du matin, l’injection d’eau douce, stockée sur place en cas de problème, est enfin lancée dans le réacteur 1. « Au moment où nous avons vu de l’eau sortir du tuyau et atteindre le réacteur, nous avons tous hurlé : “Oui !” et levé nos poings en l’air », raconte au Telegraph Kazuhiko Fukudome, l’un des pompiers engagés sur l’accident. Des ouvriers s’occupent sans arrêt de réapprovisionner en carburant les camions pour faire fonctionner la pompe à eau. « Je pense que c’est à ce moment-là qu’ils ont été le plus irradiés », reconnaît Masao Yoshida.
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12 mars 2011, 15h36. Huit heures après la venue du Premier ministre, un gros boum retentit. « Ce choc n’est pas un séisme. Une explosion se produit quelque part ! » crie un pilote du bâtiment réacteur 2. En effet, le haut du bâtiment du réacteur 1 vient d’être soufflé, probablement en raison d’une fuite d’hydrogène. Quatre employés sont blessés. [...]
Pendant plusieurs dizaines de minutes, les ouvriers ne savent pas si cette explosion a endommagé l’enceinte de confinement du réacteur, et donc provoqué des rejets radioactifs massifs. Le gouvernement donne l’ordre d’évacuer la population dans un rayon de 20 km.
« Nous avons envoyé des hommes et ça a explosé »
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14 mars 2011, 11h01. Une nouvelle explosion, encore plus impressionnante que la première, résonne au cœur de la centrale. « QG ! QG ! C’est terrible ! On a un problème sur le site numéro 3 ! » crie Masao Yoshida, dans un enregistrement de la cellule de crise. Cette fois, c’est le bâtiment du réacteur 3 qui est soufflé à cause de l’hydrogène.
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« Juste après l’explosion, quand j’ai su qu’il y avait une quarantaine de disparus, j’ai vraiment eu l’intention de me donner la mort. »
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Au milieu de l’après-midi, le directeur commence à envisager une évacuation des quelques centaines de salariés non essentiels de la centrale. Il ordonne que des cars soient prêts à partir en cas de nouvelles complications. Mais, peu avant 20 heures, le travail acharné des ouvriers finit par payer. L’injection d’eau de mer commence dans le réacteur 2. Réticent à toute évacuation des salariés, le Premier ministre s’adresse à eux lors d’une visioconférence nocturne : « Je vous demande de sacrifier vos vies. »
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