Agrégée de lettres et maître de conférences à l’Université, Ingrid Riocreux a jeté un pavé dans la mare médiatique avec cet essai passionnant. Selon elle, les médias décryptent, analysent et orientent l’actualité selon un canevas idéologique. Le propos est dense, corrosif et brillant. Ingrid Riocreux nous explique plus en détails en quoi les enjeux manichéens voulus par une certaine partie de la presse ouvrent un débat profond sur la démocratie et le libre arbitre.
Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce livre, Ingrid Riocreux ? Y-a-t-il un événement en particulier qui a déclenché l’envie de vous exprimer sur ce sujet ?
J’ai commencé à écrire ce livre quand je donnais des cours de rhétorique à de futurs journalistes, à la Sorbonne. Comme je voulais rendre mon propos le plus concret possible, j’ai décidé de prendre des exemples dans l’actualité et je me suis aperçue qu’il existait une véritable langue des médias, une manière de parler propre aux journalistes, avec ses formules toutes faites, sa syntaxe, et ses mots porteurs d’un pré-pensé qui conditionne notre compréhension du monde. Cela dit, bien avant d’entreprendre l’écriture de ce livre, il y a bien un événement qui a représenté pour moi une prise de conscience de la puissance de conditionnement des médias. J’appartiens à ce qu’on a appelé la « génération 21 avril ». En 2002, j’étais en classe de première. À la maison, nous n’avions pas la télévision et je ne m’intéressais pas du tout à l’actualité. Or, quand Jean-Marie Le Pen s’est retrouvé au second tour, j’ai vu mes camarades devenir dingues ! Ils pleuraient, ils accusaient ceux qui ne venaient pas aux manifs d’être des complices du fascisme. Comme ils savaient que je n’avais pas la télé, ils se sentaient investis d’une mission à mon égard et m’expliquaient « Le Pen, il est comme Hitler ! ». Or, déjà au collège, les copines avaient essayé de m’expliquer la guerre du Kosovo comme ça : « Tu dois comprendre que Milosevic, il est comme Hitler ! ». Le caractère systématique, abusif et abêtissant de la nazification médiatique m’est apparu à travers le discours des autres, bien avant que je me mette à suivre l’actualité. Et cela m’a vaccinée à vie !
Vous avez parlé chez nos confrères de RMC « d’un bain idéologique » dans lequel sont les journalistes. Pouvez-vous expliquer cette notion de « bain idéologique » ?
Dans lequel ils sont et dans lequel ils nous plongent ! Les médias nous rappellent en permanence ce que nous devons penser sur tel ou tel sujet. Ils fixent la ligne officielle de la pensée autorisée. Et le discours médiatique jouit d’une énorme puissance prescriptive, aussi bien sur la forme que sur le fond. Comme je le dis dans mon livre, quand on est prof, on a beaucoup de mal à faire accepter que tel ou tel mot n’existe pas, ou ne s’emploie pas de telle manière, face à des élèves soutenant que « à la télé, ils disent comme ça ». Eh bien, c’est pareil pour les idées portées par ce discours. Nous savons d’instinct ce que nous pouvons dire et ce que nous ne pouvons pas dire, ou pas dire trop fort, ou pas avec n’importe qui. Car nous avons très bien intériorisé la ligne officielle. Il y a un discours spécifique aux médias sur des sujets comme l’immigration, le climat, la condition des femmes, la pédagogie, les mœurs, etc. Et ce discours n’est pas réductible à la doctrine d’un parti. C’est le dogme auquel nous sommes appelés à communier, une espèce de garantie d’unité, même si ce n’est qu’une unité de façade maintenue par la crainte généralisée d’être considéré comme un individu divergent.
Justement, vous abordez la question à la fois passionnante et terrifiante de l’inquisition médiatique qui « traque la pensée déviante » qui s’écarte donc du politiquement correct. Comment se caractérise cette inquisition médiatique ?
Il faut rappeler ce qu’est fondamentalement l’inquisiteur, afin d’éviter de le réduire à une figure du passé nécessairement associée à la prévalence sociale de la religion. L’inquisiteur est le garant de la paix civile, dans la mesure où il est le gardien du dogme. Il s’assure que les discours déviants ne prennent pas trop d’ampleur et ne mettent pas en péril la concorde, l’unité de la société qui repose sur une adhésion consentie ou contrainte au dogme officiel. On peut dire qu’il assure la police de la pensée. Et ce n’est pas nécessairement quelqu’un de cruel ! L’inquisiteur n’a pas le pouvoir de condamner à mort, ce n’est même pas lui qui soumet les gens à la question, c’est-à-dire à la torture. Il se charge des questions. De même, quand un journaliste demande « Regrettez-vous d’avoir dit cela ? », quand il traque les « dérapages » et appelle au « rétropédalage », il est dans une posture inquisitoriale. Et comme devant l’inquisiteur, si vous présentez des excuses, si vous vous humiliez, si vous récitez bien votre acte de contrition, vous reprenez une vie normale. Si vous persistez, on vous adjoint définitivement le qualificatif de « sulfureux » et tout ce que vous pourrez dorénavant dire ou faire sera discrédité par principe.
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Vous évoquez également l’idée de sujets à charge « le journaliste a donc trouvé un modus vivendi confortable : il n’enquête que sur les gens à qui il veut nuire ». N’est-ce pas là l’effondrement de l’éthique journalistique donc par conséquence du rôle fondamental de la presse et, plus généralement, un affaissement de la démocratie ?
Si, vous le dites fort bien. C’est calamiteux mais c’est un fait. Les infiltrations ou les enquêtes à charge visent toujours les mêmes et épargnent toujours les mêmes. On s’infiltre dans un groupe de lutte anti-IVG ou dans une cellule locale du FN. On ne s’infiltre pas dans un groupuscule antifasciste ou dans un service d’orthogénie, un Planning Familial ou un lobby antiraciste. C’est comme ça.
Comme vous le mentionnez, un journaliste qui se hasarderait à « une lecture anti-conformiste du réel » pourrait être excommunié. Qu’est-ce que cela dit du fonctionnement de la presse en France ?
Cet aspect est très important. On peut parler de fonctionnement totalitaire. Les journalistes traquent les dérapages chez tout le monde, y compris et peut-être prioritairement chez leurs confrères. Il y a les cas lourdement médiatisés et il y a tous ces petits rappels à l’ordre entre collègues, dont on n’entend pas parler hors du microcosme journalistique. J’ai découvert cela après la publication de mon livre : j’ai eu droit à des confidences en off, comme on dit. Et cela commence dans les écoles de journalisme. Mais en réalité, ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il règne une pratique généralisée de l’autocensure : on reprend les mots des autres parce que comme cela, au moins, on est certain de ne pas avoir de problème. D’un côté, c’est rassurant : il n’y a ni complot, ni grand gourou occulte. Tout cela est très humain. Mais c’est en même temps inquiétant car on constate que la pression de groupe est énorme.
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Lorsqu’on met cette question en perspective avec la crise des médias, est-ce l’une des causes du désintérêt grandissant des lecteurs pour la presse ?
Désintérêt, le mot est faible. Il y a une véritable méfiance envers les médias et l’on constate que, pour les hommes politiques, il devient extrêmement vendeur de se faire détester des journalistes, d’apparaître comme une cible de la presse. Trump s’est fait élire en grande partie sur cette stratégie. Cela signifie que les médias sont devenus des repoussoirs. Le mythe du contre-pouvoir libre et objectif a vécu.