Début mai, L’État hébreu a été condamné par un tribunal arbitral suisse à verser 1,1 milliard de dollars à son pire ennemi. En cause : un accord pétrolier de 1968. Vieille de 30 ans, la procédure aux multiples facettes devrait reprendre cet automne
Début du mois de mai 2015. Réunie dans une salle de délibérations à Zurich, dans un hôtel ou dans une étude d’avocats comme c’est souvent le cas, une cour d’arbitrage international s’apprête à rendre sa sentence. Cette décision, aussi discrète que monumentale, restera pourtant dans les annales. Non seulement elle met fin à une procédure vieille de 30 ans, mais surtout elle accorde la victoire à l’Iran dans une affaire qui l’oppose à Israël.
C’est l’agence de presse officielle iranienne (IRNA) qui a rompu le silence le 20 mai dernier en annonçant qu’une cour d’arbitrage suisse venait de condamner la société étatique israélienne Trans-Asiatic Oil Company à payer 1,1 milliard de dollars à la Compagnie nationale iranienne de pétrole (NIOC). En cause ? Des millions de barils de pétrole iranien qu’Israël n’a jamais payés. Le lendemain, sans confirmer l’information, le Ministère des finances israélien s’est empressé de rappeler que la loi interdisait de verser des fonds à « l’ennemi ».
Si l’État hébreu écarte ainsi d’un revers de main tout paiement à Téhéran, il ne met pas un point final à toute l’affaire. Bien au contraire. Selon nos informations, une autre procédure, aux enjeux financiers tout aussi importants, devrait reprendre prochainement. Avec pour cadre, cette fois-ci, les salons feutrés de grands palaces genevois.
Selon la revue spécialisée Global Arbitration Review, les avocats des deux parties dans cette affaire ultrasensible seraient genevois : Wolfgang Peter côté iranien et Dominique Brown-Berset côté israélien. Contactés, ils n’ont pas donné suite à nos demandes.
L’affaire nous replonge dans une autre époque. Un temps où l’Iran du chah Mohammad Reza Pahlavi (1941-1979) est, avec la Turquie, l’un des seuls alliés d’Israël au Moyen-Orient. Les deux pays entretiennent même, dans les années 1960 et 1970, d’importantes relations dans des domaines aussi variés que ceux de la sécurité, de l’agriculture, de l’eau et des infrastructures. L’Iran devient surtout, à ce moment-là, le fournisseur quasi exclusif de pétrole à l’État hébreu.
En février 1968, juste après la guerre des Six-Jours qui voit Tsahal écraser les armées arabes, Israël et l’Iran – en l’occurrence la NIOC – concluent « un accord de participation » pour la construction, l’entretien et l’exploitation d’un oléoduc reliant Eilat, au bord de la mer Rouge, à Ashkelon, au bord de la Méditerranée. L’accord concerne également la construction de ports pouvant accueillir les pétroliers, d’une raffinerie et de facilités de stockage pour le pétrole iranien.
« Pour Israël, entouré de pays arabes qui lui sont hostiles et qui ne dispose, à cette époque, d’aucune ressource énergétique, c’est une question de survie », souligne Ramin Parham, écrivain iranien et auteur de Iran-Israël : jeux de guerre.
« Quant à l’Iran, c’est pour lui un moyen d’écouler ses surplus de pétrole et de vendre davantage de brut que ne lui permettaient les quotas instaurés par l’OPEP, poursuit-il. C’est également un moyen d’éviter de payer les droits de passage du canal de Suez et de rendre ainsi les prix de son pétrole plus compétitifs sur le marché européen. »
Conscient que ses relations avec Israël ne sont pas forcément un atout dans la région, le chah tient à les maintenir aussi secrètes que possible.
« Les supertankers partaient des ports iraniens du golfe Persique puis disparaissaient des cartes et des radars avec l’aide de courtiers qui ne faisaient mention ni du port d’origine, ni de celui d’arrivée, explique Ramin Parham. Quant au cabinet israélien, il faisait marcher la censure militaire en interdisant toute information sur les mouvements pétroliers en partance ou à destination des ports israéliens. »
Un système complexe de sociétés-écrans, au Panama, au Canada, au Liechtenstein et en Suisse est également mis en place. C’est le cas de la société Trans-Asiatic Oil Company, enregistrée au Panama, qui vient d’être condamnée à verser 1,1 milliard à l’Iran. Coentreprise israélo-iranienne à cette époque, elle est chargée d’exploiter l’oléoduc qui traverse Israël.
Durant une dizaine d’années, des millions de barils sont ainsi transportés en Israël, que ce soit pour une consommation domestique ou pour transiter vers l’Europe. Selon Haaretz, les sociétés pétrolières de l’État hébreu achetaient alors du brut iranien en passant par la société israélienne Sopetrol, basée à Genève. Surtout, elles l’achetaient à crédit, payant les cargaisons trois mois après leur réception, précise le quotidien israélien. Si bien que lorsqu’intervient la Révolution islamique en 1979 et que le chah est chassé du pouvoir, une cinquantaine de cargaisons de pétrole iranien ont déjà été livrées en Israël. Elles ne seront jamais payées.
L’une des premières décisions du nouveau pouvoir en place à Téhéran est alors de rompre tout lien avec l’État hébreu, considéré comme le « Petit Satan », aux côtés du « Grand Satan » américain. Israël prend ainsi le contrôle de l’oléoduc et des sociétés conjointes. Puis plus rien. Il faut attendre la fin des années 1980 pour que l’Iran, trop occupé probablement par la guerre qu’il mène contre l’Irak (1980-1988), ne porte le dossier devant un tribunal arbitral international. Comme le prévoyait une clause de l’accord de 1968.
C’est désormais aux arbitres internationaux, nommés par chacune des parties (plus un président), d’entrer en scène. On compte parmi eux d’éminentes personnalités comme l’avocat franco-israélien Théo Klein ou l’ancien ministre de la Justice israélien Haim Zadok, rapportent les articles de Global Arbitration Review consacrés à l’affaire. Mais aussi des avocats zurichois. Les deux « États ennemis », qui refusent de s’adresser la parole sur le front diplomatique si ce n’est pour se menacer l’un l’autre, acceptent donc de se rencontrer sur le terrain judiciaire. Dans le plus grand secret. Les avocats des deux parties, voire des représentants de chaque camp, assistent eux aussi aux procédures.
Celles-ci commencent par une requête d’arbitrage. Puis elles se poursuivent avec des échanges d’écritures (des pavés de plusieurs centaines de pages), des audiences pour entendre les témoins, de nouveaux échanges d’écritures et, enfin, une délibération pour aboutir à une sentence motivée. « Un arbitrage compliqué peut durer deux ou trois ans », souligne Charles Poncet. « Même s’il y a des exemples d’affaires qui durent bien plus longtemps », poursuit l’avocat genevois, qui connaît bien le monde discret de l’arbitrage.
Le litige qui oppose l’Iran a Israël se poursuit depuis plus de 30 ans. En tout, trois procédures d’arbitrage ont été ouvertes dans cette affaire. La première vise Sopetrol. En 2001, un tribunal arbitral basé à Paris, siège de la Chambre de commerce internationale, l’a condamnée à verser 97 millions de dollars à la NIOC pour le pétrole livré en 1979 et jamais payé. Sans succès. Prétextant que cela constituerait une violation des sanctions internationales qui visent désormais la République islamique, l’État hébreu n’a jamais versé le moindre centime à Téhéran. Même après que le Tribunal fédéral (TF) a rejeté ces arguments dans un jugement rendu en mars 2014 à Lausanne.
La deuxième procédure, qui concerne elle aussi des cargaisons de pétrole impayées, est celle qui vient de connaître son épilogue. Et pour laquelle Trans-Asiatic Oil Company a été condamnée à verser 1,1 milliard de dollars à l’Iran. Ouverte en 1989, cette procédure arbitrale s’est déroulée pendant plus de 26 ans, à Zurich notamment.
Rien d’étonnant pour les spécialistes de cette discipline, qui rappellent que Zurich et Genève font depuis longtemps partie des capitales de l’arbitrage international, au même titre que Londres et Paris. C’est à Genève que l’affaire dite des frégates de Taïwan fut arbitrée, par exemple, de même que le différend frontalier de Taba entre l’Égypte et Israël.
« On nomme volontiers des arbitres suisses – avocats, juges ou professeurs pour la plupart – pour tenter de régler des litiges internationaux », souligne Charles Poncet. « Pour leur neutralité, mais aussi parce qu’ils sont polyglottes et, venant d’un petit pays, instinctivement plus ouverts aux questions transnationales que leurs confrères français et anglo-américains. » L’avocat genevois précise que, suivant les périodes, près de 40% des arbitrages de la Chambre de commerce internationale se déroulent en Suisse. « Le travail d’arbitre est certes un peu moins rémunérateur que celui d’un avocat, il n’en est pas moins devenu une activité à temps plein pour beaucoup de juristes suisses ces vingt dernières années », poursuit Charles Poncet.
Le différend pétrolier qui oppose l’Iran à Israël pourrait occuper des avocats et des arbitres durant de longues années encore. Car une troisième et dernière procédure est toujours en cours : le « grand arbitrage », comme l’appellent les initiés, celui qui concerne l’oléoduc et son exploitation.
Selon nos informations, le face-à-face entre avocats interposés devrait reprendre à l’automne sur ce dossier. À Genève cette fois-ci, loin des caméras réservées au dossier nucléaire iranien. Dans ce volet de l’affaire, initié à Téhéran avant d’être porté devant le Tribunal de grande instance de Paris en octobre 1994, la NIOC réclame 800 millions de dollars au gouvernement israélien. Soit la moitié de la valeur des actifs liés à l’accord de 1968 (oléoducs, raffinerie, port, etc.) plus les dommages et intérêts.
Les débats s’annoncent houleux. Car dès le départ, l’État hébreu a tout tenté pour faire obstacle à cette procédure. Il a commencé par refuser de nommer son arbitre. Puis, quand celui-ci lui a finalement été assigné par la Cour d’appel de Paris en novembre 2001, il a remis en cause sa compétence.
Les avocats se sont ensuite livré une bataille féroce durant près de dix ans sur des questions de procédure et de déni de justice, sans même que le fond de l’affaire ne soit abordé. C’est finalement le TF, où le siège de l’arbitrage a fini par être établi, qui a tranché et permis à la procédure d’aller de l’avant. Dans un arrêt du 10 janvier 2013, disponible sur Internet avec les noms des parties rendus anonymes, il déclare irrecevables les arguments israéliens. Il rejette tout recours et prononce des frais judiciaires et des indemnités de 450 000 francs (NDLR : près de 429 000 euros) à l’encontre d’Israël.
L’État hébreu n’a cependant jamais rien payé dans toute cette affaire. La convention de New York, qu’Israël a ratifiée, fait pourtant de toute sentence arbitrale internationale l’équivalent d’un jugement de la plus haute instance juridique d’un État. Israël pourrait donc voir, un jour, des biens commerciaux lui appartenant, à l’étranger, être séquestrés sur ordre de la justice. En théorie.
Les Israéliens sont conscients des risques encourus. Longtemps resté dans les coffres de banques commerciales, l’argent prévu pour payer les cargaisons arrivées au lendemain de la Révolution islamique aurait fini par être transféré, sur ordre gouvernemental, dans un compte de la Banque centrale israélienne, relevait Haaretz en début d’année. Un transfert qui aurait eu pour but d’éviter que ces banques, plus vulnérables que l’institution monétaire nationale, ne fassent l’objet de saisies à l’étranger.
Toujours selon le quotidien israélien, ce « compte mystérieux », placé sous le contrôle du Ministère des finances, hébergerait toujours 1 milliard de shekels. Soit 240 millions de francs (NDLR : près de 229 millions d’euros). Très loin, toutefois, des sommes que réclame l’Iran.