Il est des moments dans l’histoire où la manière dont un livre a été reçu en dit autant sur l’époque que le livre en lui-même. Comme il est des moments, passablement les mêmes, où le délabrement intellectuel d’une société est bien davantage mis à nu par les questions que l’on y pose que par les réponses qu’on y obtient. À cet égard, Soumission de Michel Houellebecq, avec les commentaires, débats et polémiques qui l’auront accompagné, aura constitué un parfait reflet de la France de la deuxième décennie du XXIe siècle. Une sorte d’IRM de l’état de ses élites, de ses contradictions et des tensions existant au sein de sa société. Et surtout, de l’extraordinaire confusion qui y règne. Confusion, qui est à la fois cause et conséquence de son incapacité actuelle à appréhender une réalité qui, en France davantage qu’ailleurs, est faite d’inextricables nuances.
Des Balkans, il a souvent été dit qu’ils souffraient d’un trop plein d’histoire. Pour ce qui est de la France, c’est d’un trop plein d’idéologie qu’elle suffoque. Terriblement. Au point d’en perdre tous les repères. Au point de ne plus être capable de poser – de penser – les bonnes questions. Michel Houellebecq doit en savoir quelque chose, lui qui a du subir le Guantanamo médiatique des journalistes, de toute évidence à la lutte pour l’obtention du trophée de la question la moins pertinente. Ainsi, de Sylvain Bourmeau (Mediapart) à Antoine de Caunes (Canal+), en passant par Ruth Elkrief (BFM TV), nous avons eu droit à l’attirail complet de la bien-pensance « progressiste » : la prétendue islamophobie de l’ouvrage ; la question de la responsabilité de l’écrivain ; ou encore le besoin de travailler davantage sur la laïcité ; bref, il était question de tout sauf de l’essentiel.
Patrick Cohen fut plus inspiré, pas forcément pour de bonnes raisons, mais quelques réponses croustillantes résultèrent de cet entretien matinal à France Inter. Nous y reviendrons. Finalement, c’est David Pujadas qui réussit l’exploit de toucher au cœur du livre de Houellebecq. Et au cœur de Soumission ne se trouve pas l’Islam, mais bien l’Occident et les Occidentaux.
Revenons en arrière. Du temps de mes études à Paris, au cours de la seconde moitié des années 1990, un ami, français de souche, me dit que je lui rappelais par mon comportement et mes façons de faire la France d’il y a trente ans. Ça devait être ce côté encore traditionnel et patriarcal de la Serbie de l’époque, dont je venais, qui devait éveiller chez lui une certaine nostalgie. Patriarcale et traditionnelle (solidaire et hiérarchisée un tant soit peu), la France ne l’était déjà plus et avec le temps la situation n’a fait que se détériorer. Ce beau pays était devenu un endroit où l’on pouvait mourir faute d’avoir quelqu’un pour vous passer un verre d’eau, comme en cet été 2003 ; où les peu chevaleresques ruées à l’ouverture des magasins lors des soldes offraient le saisissant spectacle d’une étrange parenté entre le genre humain et le bétail ; où l’on organisait des « ateliers-câlins » pour les gens en manque de tendresse, d’amour, de confiance… Quand il m’arrive de parler de ce genre de phénomènes à mes étudiants en Serbie, ils en restent bouche bée. Ils peinent à y croire tellement ces manifestations paraissent surréalistes dans un pays qui, certes, fait face à une multitude de problèmes très graves, mais dans lequel la notion de patrie n’a pas encore été entièrement déconstruite, la famille toujours pas fondamentalement déstructurée et où les solidarités, bien qu’affaiblies, perdurent bon an mal an.
Pour ce qui est de la France, il n’est même plus certain que l’on soit encore capable de se rendre compte de l’exacte profondeur de cet abîme humain, de cette solitude des êtres qui n’a d’égale que la pauvreté spirituelle qui règne dans les sociétés occidentales. Pourtant, c’est précisément de cette France, partie d’un Occident jadis seulement essoufflé et de nos jours foncièrement décadent, avec ses sociétés atomisées, individualistes et matérialistes, dont nous parle Houellebecq.