D’avril 1915 à juillet 1916, les deux tiers des Arméniens vivant sur le territoire turc périrent au cours d’une extermination planifiée. Les cadres de l’Empire ottoman furent chargés de rassembler hommes, femmes et enfants. Et la plupart de ceux-ci périrent ensuite lors des « marches de la mort » dans le désert. Au terme de plusieurs semaines de souffrance, Serpouhi Hovaghian réussit, elle, à s’enfuir. Écrivant en arménien, en grec et en français, elle a relaté au jour le jour les événements insoutenables auxquels elle a assisté avant de parvenir à s’évader. Récit.
Au milieu des vieux papiers, des photos de familles, souvenirs en noir et blanc des jours passés, il y avait un petit carnet. Anny Romand ne l’avait jamais vu. En le découvrant, ce jour de 2014, l’actrice de 68 ans a eu un coup au cœur : l’écriture fine et régulière de sa grand-mère, Serpouhi Hovaghian, décédée en août 1976, couvrait les pages jaunies par le temps.
« Certains passages étaient rédigés dans une langue qui m’était inconnue, nous raconte-t-elle aujourd’hui, mais je me doutais qu’il s’agissait de l’arménien. D’autres pages étaient écrites en français et parfaitement lisibles. C’était le récit de sa fuite devant les tueurs turcs… »
Les archives administratives de l’Empire ottoman ne permettent pas d’établir avec précision le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont été tués entre 1915 et 1916. Les sources turques avancent le chiffre de 800 000 victimes. Les Arméniens, eux, évoquent un bilan de 1 500 000 morts. On est sûr, en revanche, du déroulement des événements effroyables, grâce aux témoignages de diplomates étrangers en poste en Turquie à l’époque et aux rapports des missionnaires. Ils recoupent parfaitement les récits des survivants.
- Les carnets de Serpouhi Hovaghian
Serpouhi Hovaghian faisait partie de ces rares rescapés des massacres. Serpouhi est née le 22 juin 1893 à Samsun. Elle n’est pas restée longtemps dans cette ville, la plus grande des rives de la mer Noire. Son père, Agop, ingénieur à la compagnie de chemin de fer chargée de la construction de la Bagdadbahn, la ligne devant relier Berlin à Bagdad, entraîne en effet sa femme Ani et ses quatre enfants au gré de ses nombreux déplacements professionnels. Comme le reste de la fratrie, la fillette fréquente les meilleures écoles. À Nazareth, en Palestine, elle apprend ainsi le français chez les sœurs, en plus du turc et de l’arménien qu’elle parle déjà couramment. Elle a 13 ans lorsqu’un premier malheur frappe les siens : son père succombe à une péritonite. Ce décès prématuré oblige la famille Hovaghian à regagner Samsun.
- Arrêtée à Trébizonde le 3 juillet 1915, Serpouhi avait suivi les convois de la mort jusqu’à Agn (tracé rouge). Après son évasion, elle parvint à gagner Kirassou le 25 octobre, avant d’embarquer pour Constantinople (tracé marron clair).
Trois ans plus tard, en 1909, sa mère la pousse à épouser Karnit Kapamadjian, un négociant de tabac, de trois ans son aîné et issu d’une famille prospère. Arrangé, ce mariage se révèle cependant heureux. Un an plus tard, le couple donne naissance à un petit garçon, Jiraïr, puis, début 1915, à une petite fille, Aïda. Karnit et Serpouhi s’installent alors à Trébizonde, (aujourd’hui Trabzon) une ville portuaire au nord de l’Anatolie, au bord de la mer Noire. Début août 1914, les premiers coups de canon de la Grande Guerre tonnent à l’ouest. Le gouvernement du Comité Union et Progrès (le parti des Jeunes-Turcs), au pouvoir depuis 1913 et qui a passé un accord secret avec l’Allemagne, décrète l’enrôlement de plusieurs dizaines de milliers d’Arméniens âgés de 20 à 40 ans dans la 3e armée. Karnik, le mari de Serpouhi, peut-être parce qu’il est soutien de famille, échappe à cette mobilisation. Quatre mois plus tard, le 3 novembre 1914, l’Empire ottoman bascule dans la guerre aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Voyageant pour ses affaires, Karnik Kapamadjian se tient informé de la situation internationale. Il se trouve en Roumanie quand il entend des rumeurs à propos de violences commises contre les Arméniens. Il rejoint néanmoins Serpouhi et leurs deux enfants. Autant dire qu’il se jette dans la gueule du loup. Car le processus d’extermination totale des Arméniens est déjà engagé.
Un plan d’extermination mis au point par les cadres du parti des Jeunes-Turcs
L’enquête diligentée après la guerre en Turquie pour identifier les responsables des massacres a révélé le plan d’extermination mis au point par les cadres du parti des Jeunes-Turcs. Il se décompose en quatre phases. En février 1915, le ministre de la Guerre Enver Pacha déclenche la première : sur son ordre, les militaires arméniens combattant dans les rangs turcs sont désarmés et envoyés dans des « bataillons de travail ». Les conscrits arméniens de la 3e armée sont ainsi occupés à des travaux de terrassement ou de portage. Dans la plus grande discrétion, des groupes de 50 à 100 hommes sont régulièrement extraits de leur régiment pour être emmenés à l’écart et exécutés.
Deuxième étape : à la fin de l’hiver 1915, une campagne de désinformation est lancée dans la presse. Des articles, visant à préparer l’opinion publique à l’horreur qui va suivre, affirment que des Arméniens soutiennent les troupes russes dans le Caucase. Accusés d’être des traîtres à la solde de la Triple-Entente (France, Grande-Bretagne et Russie), qu’il devient nécessaire d’éradiquer, les Arméniens sont victimes de violences : leurs maisons sont saccagées, leurs boutiques pillées, des notables sont lynchés en place publique. Leur situation est d’autant plus désespérée que, contrairement aux Grecs, ils ne peuvent pas attendre le soutien d’un État susceptible de venir à leur rescousse. Face à cette flambée de haine, Ani, la mère de Serpouhi, ses frères et sœurs, choisissent de quitter la Turquie pour se réfugier en France.
Les militaires arméniens désarmés et progressivement liquidés, le plan d’extermination mené par les Jeunes-Turcs peut entrer dans sa troisième phase. Cette fois, les cibles sont les prêtres, les intellectuels et les responsables politiques, qui sont impitoyablement raflés et exécutés. Dans leur excellent ouvrage Comprendre le génocide des Arméniens (éd. Tallandier, 2015), les historiens Hamit Bozarslan, Vincent Duclert et Raymond Kévorkian reconstituent la chronologie de l’horreur. La décision d’anéantir les Arméniens est prise lors de plusieurs réunions d’un comité spécial formé de cadres éminents du parti des Jeunes-Turcs, entre les 22 et 25 mars 1915. Le 24 avril – cette journée a été choisie pour commémorer aujourd’hui le génocide des Arméniens –, 650 intellectuels sont interpellés à Constantinople et assassinés. Partout, dans tous les vilayets (circonscriptions) où vivent les Arméniens, les mêmes atrocités se répètent. Le 26 juin, 42 notables arméniens sont arrêtés à Trébizonde. Le lendemain, ils sont noyés au large de Platana, le port de la ville. Karnit, le mari de Serpouhi, est au nombre des victimes.
Le plan des génocidaires entre dans sa phase finale : la déportation générale
Sous prétexte de les éloigner du théâtre des opérations militaires, les populations sont sommées de partir. Dans les bourgs, les villes et les villages, des cohortes de femmes, d’enfants et de vieillards (la grande majorité des hommes ont été tués) se mettent en route, à pied, n’emportant avec eux que le strict minimum, pour une destination inconnue. Dans la nuit du 2 au 3 juillet, une semaine après le meurtre de son mari, Serpouhi, son fils Jiraïr, la mère et la grand-mère de son mari, sont réveillés et jetés hors de chez eux. Profitant du chaos qui règne dans la rue, la jeune femme, son garçon de 4 ans dans les bras, se précipite vers l’hôpital où Aïda, son bébé âgé de 6 mois, a été admise quelques jours plus tôt. Elle ne reverra jamais sa belle-famille. Et arrivée à l’hôpital, Serpouhi découvre l’indicible : Aïda est morte. Comme le sont tous les enfants arméniens qui séjournaient à l’hôpital. Serpouhi est finalement arrêtée par des soldats turcs qui l’incorporent au « troupeau » humain désemparé qui prend la direction du sud.
On leur a fait croire qu’on allait les installer dans d’autres villages, pour leur sécurité. Il n’en est évidemment rien. Et le témoignage du gouverneur Celal, surnommé parfois le « Schindler turc » en référence à l’industriel allemand qui sauva 1 200 juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, est accablant. Celal Bey, qui s’opposa au transfert des populations placées sous sa juridiction, témoigna en 1918 :
« Le gouvernement, qui a ordonné le transfert des Arméniens à Deir ez-Zor [dans le désert syrien, NDLR], s’est-il demandé comment ces malheureux pourraient survivre sans habitation et nourriture, au milieu des tribus nomades arabes ? [...] Il n’est point possible de nier ou de tourner autrement la question. Le but était l’extermination et ils ont été exterminés. »
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