Depuis cet été, des experts mettent sérieusement en doute le bien-fondé économique de la fracturation hydraulique. « La production des puits décline si rapidement aux Etats-Unis qu’ils ne seront jamais rentables », dit l’expert Tim Morgan dans un article intitulé « Gaz de schiste, la bulle internet de notre temps », paru le 4 août dans le Telegraph. Responsable global de la recherche chez le courtier en énergie Tullett Prebon jusqu’en 2013, il estime que la fracturation, ou fracking, est une absurdité économique.
« Quand les investisseurs le réaliseront, conclut-il, cette industrie s’effondrera. » Malgré la frénésie spéculative qui l’entoure, ce secteur n’a jamais été rentable en sept ans d’activité. Comme la bulle « dotcom », la « story » du gaz de schiste américaine a été montée en épingle par les banques, sous de beaux slogans comme « Saudi America », qui à présent séduisent moins d’investisseurs.
Banques et opérateurs se paient en amont sur une story surfaite
Comme lors de la bulle Internet ou subprime, on investit dans un feu de paille : les producteurs de gaz de schiste touchent une commission initiale très élevée, lèvent d’importants capitaux pour construire les puits, grâce à Wall Street qui vend avec fracas et promesses chiffrées les titres cotés de ces entreprises, telles Devon, Exxon, Chevron, Linn, EOG, ou Boardwalk Pipeline Partners (qui au passage ont toutes très nettement sous-performé l’indice S&P 500 sur deux ans comme sur cinq ans).
Pendant ce temps, les puits sont exploités à perte, d’autres, tout aussi éphémères, sont construits. De nombreux sites sont abandonnés, sans même avoir été nettoyés, les opérateurs gardant leurs profits et externalisant ces coûts au contribuable. Entre-temps, les banquiers ont touché leurs bonus sur les ventes des titres.
La faiblesse du modèle vient de ce que ces puits coûtent le double des puits classiques, tandis que leur production décline six fois plus vite : elle peut chuter de 60 % ou plus après douze mois, comparé à 7-10 % pour un puits classique. De sorte que la production américaine n’est pas compétitive face à celle du Golfe, de la Norvège ou de la Russie. Trop coûteuse, elle peine à être rentable à 100 dollars le baril, un prix pourtant très élevé, et n’a vraiment d’intérêt qu’à partir de 120 dollars.
Ne parlons pas d’un baril à 90 dollars – chose qui peut arriver au moindre ralentissement chinois – et qui mettrait la plupart des producteurs américains en péril, estime Jonathan Stern, de l’Oxford Institute of Energy Studies, qui note que « déjà à 100 dollars certains sont en difficultés financières ». Les investisseurs commencent à réaliser que le cash-flow net du fracking américain a été négatif année après année, que nombre d’acteurs sont surendettés, non viables, et que de grands noms ont déjà quitté le secteur.
Tim Morgan prévoit que le shale américain va culminer en 2017-2018, puis s’effondrer. L’IEA, plus optimiste, situe le pic en 2019, et voit les États-Unis rester numéro un mondial du secteur jusqu’à 2030.
Arthur Berman, géologue texan et consultant en énergie, et David Hughes, géologue canadien, ne croient pas aux estimations de l’IEA, et qualifient eux aussi cette révolution de bulle, au moment où une bonne partie de la « story » s’est déjà dégonflée : les estimations de 2011 des réserves économiquement récupérables du gaz de Monterey en Californie ont été récemment révisées à la baisse de 96 % (! !) par le département américain de l’Énergie ; en Pologne, le forage de 30 à 40 puits n’a débouché sur aucune production significative ; et contrairement à ce qu’annonçait en grande pompe David Cameron à Davos en janvier 2014, le British Geological Survey révèle qu’il n’y a pas de réserves significatives de gaz au sud de l’Angleterre, mais des réserves limitées d’huile de schiste, difficiles à exploiter.
Alors que la « story » enflera peut-être encore 18 à 24 mois, des investisseurs crédules vont encore y placer leur argent. Or c’est à présent qu’il faut sortir, et non quand le « boom » sera 100 % requalifié de « bulle ».