Les Chinois ont réussi le mélange incroyable du capitalisme et du communisme. François Fillon tente celui de l’ultralibéralisme et du souverainisme. Sauf que son ultralibéralisme est réel, alors que son souverainisme n’est que de mots. Le programme de Fillon est moderne au sens où le thatchérisme n’a pas encore frappé la France. Pourtant, le grand mouvement des peuples est au souverainisme, au retour des frontières, et au nationalisme non agressif. C’est l’hégémonie transnationale qui provoque les conflits actuels.
Voici la fin du discours de François Fillon qui aurait enflammé les réseaux sociaux et provoqué son incroyable remontada au cours de cette primaire de droite et du centre :
« Le 20 novembre, pas d’hésitation, foncez, foncez vers la réussite, foncez vers le progrès, foncez vers la justice, foncez vers la grandeur ! »
Derrière ces grands mots, que tous les candidats de droite ont utilisés, car ils sortent directement des études d’opinion et des panels de Français qui forgent les fameux éléments de langage (il s’agit de prononcer les bons mots un nombre incalculable de fois), il y a une réalité, qui n’a pas échappé au grand patronat. Fillon s’exprime devant un parterre d’expatriés Français aux États-Unis, le 10 septembre 2016 à New York :
« Je reprends une formule de Tony Blair, qui était socialiste lui aussi, même si c’était un socialiste un peu différent des nôtres. Il disait ce qui est social c’est ce qui crée de l’emploi. Et il avait raison. Et d’ailleurs c’est avec ce raisonnement-là que la Grande-Bretagne est passée devant nous, est devenue la cinquième puissance économique, alors que nous sommes passés au sixième rang, en attendant de descendre plus bas. C’est avec ce raisonnement-là que la Grande-Bretagne a 5% de chômage quand nous on en a 10. Alors immédiatement quand je dis ça, y a ces fameux experts français qui disent ah oui mais en Grande-Bretagne ou en Allemagne il n’y a pas de chômage parce qu’il y a de la précarité. Ben oui c’est vrai : nous on a la précarité mais on n’a pas les emplois. Donc il serait temps qu’on accepte qu’il peut y avoir des emplois précaires, mais que c’est toujours mieux de travailler plutôt que d’être au chômage ou d’être au revenu de solidarité, euh, au revenu de solidarité active. »
C’est vrai que si l’on veut faire baisser le taux de chômage, à l’origine de tant de déséquilibres (ça grève les comptes de la Nation), il n’y a que deux solutions : soit protéger l’emploi avec la méthode Filoche – des CDI pour tous et l’interdiction de tout licenciement économique – soit accepter le précariat. Mais, et là Fillon a raison, le précariat est déjà là. De plus en plus de Français travaillent en intérim ou passent de CDD à CDD sans aucune visibilité ni sécurité sur l’avenir.
La question devient : faut-il généraliser ce précariat, c’est-à-dire abandonner toute la protection du travail, continuer à détricoter le Code du Travail ? On se doute que ça risque de mener la France très loin dans les conséquences que tout le monde connaît du libéralisme. Cela sonnera aussi le glas de l’expérience française, inaugurée par De Gaulle, cette alliance de la droite des valeurs et de la gauche du travail, gaullistes et communistes, pour faire avancer un pays réconcilié après la déchirure de 1940.
- Le Premier ministre François Fillon devant l’AJC le 1er mai 2008 à Washington
En conséquence de quoi, Fillon n’a rien d’un gaulliste, au contraire : il s’inscrit en rupture avec la tradition « non anglo-saxonne » de la France, et veut importer un modèle qui a brisé les services publics, c’est-à-dire le vivre-ensemble, d’un pays. C’est le sens de ses 500 000 fonctionnaires en moins. Si l’assimilation française n’est pas au beau fixe, le communautarisme à la sauce US qui frappe le Royaume-Uni n’est porteur que de divisions. En matière de soumission à l’Empire, dans le domaine économique, Fillon apparaît plus radical que Sarkozy : il en est l’achèvement. Cette créature, grandie dans le sein de Sarkozy, s’est suffisamment développée pour quitter son hôte, qui n’a plus que la peau sur les os, et vivre sa vie. Sarkozy a été littéralement vidé par un homme qui n’a pas de rêve, uniquement des solutions... libérales. La « grandeur », elle repassera.
Et le Fillon traditionaliste, anti-mariage gay, ce Fillon qui s’est assuré le vote de centaines de milliers de catholiques, militants ou pas, manifestants ou pas lors des grandes démonstrations de 2013 ? C’est l’habillage du prédateur social, celui qui enfile ses habits de « vieille France » pour rassurer le peuple, mais qui prépare en demi-secret la violente punition oligarchique.
Comme l’écrit Le Point du 21 novembre 2016, Marine Le Pen, en cas de qualification au second tour en 2017 – mais il peut se passer tellement de choses entre-temps – aurait préféré affronter Juppé :
D’abord parce que l’ancien Premier ministre a une véritable identité politique qu’il n’a cessé d’affirmer au cours de cette campagne des primaires, ne se contentant pas, comme Juppé, d’être uniquement ce que n’est pas Sarkozy. Son corpus doctrinal est solide, minutieusement construit et cohérent. Comme Marine Le Pen, le député de Paris veut renouer le dialogue avec la Russie et refuse de s’aligner sur les positions américaines – avec l’isolationniste Trump, les choses pourraient changer. En Syrie, il établit un ordre de priorités, préconisant de mater d’abord les terroristes de l’EI avant d’envisager le départ de Bachar el-Assad. En outre, Fillon a été en pointe dans la défense des chrétiens d’Orient victimes des islamistes et, sur le plan national, très actif dans l’opposition au mariage homosexuel, s’attirant ainsi le soutien de Sens commun. Si Marine Le Pen n’entretient pas les meilleures relations avec l’électorat catholique, elle espérait néanmoins mettre en avant sa nièce Marion Maréchal-Le Pen dans le but de les séduire politiquement.
- Poutine et Fillon à Moscou le 18 novembre 2011
Daniel Vernet sur Slate détaille ce lundi 21 novembre 2016 « l’amitié pas claire de François Fillon avec Vladimir Poutine » :
Pendant quatre ans, de 2008 à 2012, ils avaient été tous les deux chefs du gouvernement quand Poutine avait abandonné l’intérim de la présidence à Dmitri Medvedev. Fillon appréciait de pouvoir fréquenter une personnalité internationale alors que son statut de « collaborateur » de Nicolas Sarkozy ne lui laissait aucune place dans la conduite de la grande diplomatie, apanage du chef de l’État. Dans ses rapports avec la Russie, François Fillon se veut l’héritier de la politique gaulliste, dans son interprétation la plus simpliste. Il faut parler avec Moscou pour manifester son indépendance vis-à-vis des Américains. Il reproche donc à François Hollande, et mezzo voce à Nicolas Sarkozy, de s’être alignés sur les États-Unis dans une attitude politique hostile à la Russie, que ce soit dans la crise ukrainienne ou dans la guerre en Syrie.
C’est le paradoxe Fillon : plutôt gaulliste à l’extérieur, anti-gaulliste à l’intérieur. Une politique étrangère qui remet au goût du jour l’axe Paris-Berlin-Moscou (même si Merkel joue objectivement contre la Russie pour le compte des États-Unis), et un retour drastique aux solutions thatchériennes en matière économique.
Quant à l’immigration, il a habilement intégré une partie des propositions du FN, mais reste fondamentalement immigrationniste : pour le vote de quotas de migrants économiques par le Parlement, et pour l’accueil de réfugiés. Au niveau européen, il n’est pas contre Schengen, mais pour un « nouveau traité de Schengen », soit une amélioration très théorique de l’existant.
- Jérôme Chartier, porte-parole de François Fillon, face à Florian Philippot, vice-président du FN
Hormis le libéralisme décomplexé (mais n’oublions pas la partie libérale du FN), Fillon avance une sorte de programme FN soft, qui ne laisserait à la présidente du FN qu’un positionnement plus dur, véritable repoussoir pour le centre de gravité de l’électorat français, qui se situe actuellement au centre-droit. Sauf si elle choisit une ligne sociale, la ligne E&R, qui permet de réconcilier droite et gauche souverainistes contre le programme libéral oligarchique. Juppé en était la version soft, Fillon en est la version dure.
Florian Philippot a donc stratégiquement raison de croiser le fer avec Jérôme Chartier, le porte-parole de Fillon, sur le plateau de France 2, ce dimanche 20 novembre au soir. C’est le dernier combat. Après, il n’y en aura plus.