Le 15 avril 1994, à l’appel du FMI et de la Banque mondiale fut signée à Marrakech, par 121 pays, « l’Organisation mondiale du Commerce », première pierre d’un futur gouvernement mondial commençant (comme au XlXe siècle les nations avec le zollverein) par une réglementation du commerce assortie de conditions politiques, pudiquement appelées « ajustements structurels ». C’est ainsi que les plus généreux projets sur une unité méditerranéenne sont rejetés dans le royaume des rêves. Le nouveau gouvernement mondial, qui n’ose pas dire son nom, interdit les initiatives partielles et même nationales.
L’article XVI-4 de l’accord de Marrakech dit expressément :
« Chaque membre assurera la conformité de ses lois, réglementations et procédures administratives avec ses obligations telles qu’elles sont énoncées dans les accords. »
Et ceci sans limite dans le temps. L’article XVI-5 stipule :
« Il ne pourra être formulé de réserves en ce qui concerne les dispositions des présents accords. »
Voilà qui est clair. Et les sanctions sont faciles : il a suffi d’un coup d’ordinateur pour que, pour punir le président Zedillo [président de la République du Mexique de 1994 à 2000, NDLR], l’argent des spéculateurs internationaux soit rapatrié de Mexico à New York. De toute manière, l’article 301 de la loi américaine permet aux États-Unis des mesures de rétorsion pour faire tomber toutes les protections et les barrières douanières, sauf les leurs.
Il est remarquable que l’Union soviétique avait refusé de signer les accords de Bretton Woods en 1944. Eltsine, solidement encadré par les experts du FMI et de la Banque mondiale, qui font la politique russe à sa place (Sachs, puis le trop fameux Soros) s’est aligné depuis 1991. Il n’y a donc plus d’exception à cette domination mondiale sur toutes les nations, recolonisêes au Sud, vassalisées au Nord.
La seule possibilité de réaliser notre rêve méditerranéen, qui serait le prélude à un changement radical des rapports Nord-Sud à l’échelle du monde, serait de rompre radicalement avec les institutions nées de Bretton Woods, c’est-à-dire de nous retirer du FMI, de la Banque mondiale, de l’« Organisation mondiale du commerce », de nous retirer en un mot de toutes les instances globales, non pas pour opérer un repli nationaliste et protectionniste sur notre nation, ou sur un groupe de nations, mais au contraire de reconquérir la liberté de nous ouvrir sur le monde entier.
Nous pourrons ainsi réaliser non pas une unité impériale, qui prétend être une « mondialisation » et n’est en réalité qu’une marchandisation et une américanisation du monde, mais une unité symphonique où chaque peuple, à titre égal, apporte la contribution de sa propre culture en un véritable dialogue des civilisations. Cinq siècles d’expérience du système marchand ont montré, que par une libéralisation croissante des échanges, l’on n’aboutissait pas, comme le croyait Adam Smith, à ce que chacun poursuivant son intérêt personnel, l’intérêt général soit satisfait.
Tout au contraire, ce système, dont certains continuent à nous vanter les mérites jusqu’à voir dans son triomphe universel la « fin de l’histoire » (le titre du livre de Fukuyama) a conduit en fait à une accumulation de la richesse à un pôle de la société et à la misère des multitudes : selon les chiffres du PNUD, aux Nations unies, 80% des ressources naturelles du monde sont contrôlées et consommées par 20%. Ces 20% les plus riches disposent de 83% du revenu mondial, et les 20% les plus pauvres de 1,4%. Il en résulte que le modèle occidental de croissance coûte au monde chaque année 40 millions de morts de malnutrition ou de faim, c’est-à-dire l’équivalent de morts d’un Hiroshima tous les deux jours.
Pour atteindre ce résultat, la dette et les échanges inégaux sont plus meurtriers que les armes : il suffit, pour maintenir l’esclavage et la mort, d’imposer le « libre-échange » et d’abandonner au seul marché la régulation de tous les rapports humains. Comme l’écrivait déjà au siècle dernier le Père Lacordaire :
« Entre le fort et le faible c’est la liberté qui opprime. »
Il est ainsi chimérique, en maintenant les règles de la « mondialisation », c’est-à-dire du marché libre à l’échelle mondiale, tel qu’il est imposé par l’Organisation mondiale du commerce, de spéculer sur une unité méditerranéenne autonome. Instaurer les réglementations nécessaires pour créer une communauté méditerranéenne est en contradiction radicale avec la loi d’airain de l’OMC, qui en son principe même ne peut subsister que si elle ne comporte aucune exception.
Il n’est donc que deux possibilités : se retirer ou se soumettre.
Monsieur Bush disait : « Il faut créer une zone de libre échange de l’Alaska à la Terre de Feu », et son secrétaire d’État ajoutait : « Il faut une zone libre de libre échange de Vancouver à Vladivostok. »
Laisserons-nous crucifier l’humanité sur cette croix d’or ? Tel est le débat du siècle.
Lisbonne, mai 1995
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