La municipalité de Lausanne a autorisé Dieudonné à produire son spectacle La Bête immonde du 24 au 26 janvier prochain, sous conditions. Le syndic de la ville de Lausanne, Daniel Brélaz, nous a accordé cet entretien, où il s’explique notamment sur sa vision de l’humoriste et de tout ce qui entoure le phénomène Dieudonné. Propos recueillis pour E&R par Alimuddin Usmani le 21 janvier 2015.
Daniel Brélaz, vous avez dit dans Le Temps que vous ne vous reconnaissiez pas dans le style d’humour de Dieudonné mais que vous respectiez ceux qui l’apprécient [1]. Comment définiriez-vous le style d’humour de Dieudonné ?
J’ai connu Dieudonné il y a fort longtemps, dans ses spectacles où il faisait encore des plaisanteries sur les matchs de football et la pluie. Il racontait l’histoire d’un match de football vu par un Africain, un match parfaitement ridicule puisque chaque fois que l’arbitre sifflait il se mettait à pleuvoir. Je me rappelle bien cette époque mais il est vrai que je n’ai pas beaucoup de temps alors je ne connais pas tous ses spectacles. J’ai vu que maintenant son humour est quand même parfois assez ciblé sur une certaine victimisation. Je rappelle que Dieudonné veut dire « On ne sait pas qui est le père » dans la tradition africaine, je ne sais pas si c’est son cas mais c’est la définition.
Dans cette optique, il y a fatalement une espèce de message d’humour sur soi-même, sur les incompréhensions, sur les incompris mais aussi sur un certain nombre de personnes qui le prennent d’une tout autre manière pour toutes sortes de raisons que vous connaissez probablement. Les Africains se sentent parfois agressés dans leur identité, dans leur reconnaissance par d’autres communautés, c’est aussi le cas des musulmans mais c’est aussi le cas des juifs. Bien sûr que tout cela, du moment où on a des créneaux dans son humour, a tendance à polariser ceux qui se sentent ciblés. Certains adorent rire d’eux-mêmes mais pas que d’autres le fassent pour eux. Tout cela est donc complexe, j’en suis conscient.
Nous à Lausanne, avons une société multiculturelle qui fonctionne bien, comportant 42 % d’étrangers. Nous avons une entente, pas à 100 % bien entendu, entre toutes les communautés. Malgré ces 42 %, nous avons des milieux nationalistes faibles. Il n’y a pas de lutte mais plutôt des contacts entre communautés juives, musulmanes, chrétiennes et autres. La situation n’est pas comparable à celle de la France et nous cherchons à maintenir ces équilibres.
Le Premier ministre Manuel Valls visiblement ne respecte pas les partisans de Dieudonné car il s’offusque que des salles bondées puissent acclamer celui qu’il compare à un « prédicateur de haine [2] ». Ne pensez-vous pas que le succès populaire de Dieudonné s’explique justement par sa critique radicale du pouvoir, notamment en ce qui concerne les liens privilégiés qu’entretient le gouvernement français avec le gouvernement israélien ?
D’après ce que j’ai vu de la cérémonie de dimanche passé, j’ai remarqué que le président Hollande avait embrassé Monsieur Abbas et avait serré la main de manière extrêmement figée à Monsieur Netanyahou, je ne suis donc pas sûr que votre interprétation soit tout à fait juste, mais si on a une interprétation contre quelqu’un on peut s’imaginer l’interprétation inverse.
Il est évident que Dieudonné a un humour qui s’adresse à la fois aux partisans d’une très grande liberté d’expression, mais également à ceux qui apprécient un humour de niche, qui s’adresse à un certain nombre de communautés qui se sentent mal aimées, mal intégrées ou victimes de toutes sortes de choses. Naturellement, d’autres communautés, dans lesquelles Dieudonné se reconnaît peu, lui apportent parfois des appuis, c’est le cas du Front national.
La situation en France n’est évidemment pas comparable à celle de la Suisse. En France, on a d’extrêmes polarisations dans le système, on élit un roi dont on peut se débarrasser au bout de cinq ans. En Suisse, nous avons des gouvernements de concordance, l’ensemble des tendances politiques significatives s’y retrouvent. Le parlement est proportionnel et on ne peut pas voter de motion de censure. Ce sont donc deux régimes très différents. Il est incontestable que Dieudonné représente l’expression d’un certain type de mal-être dans la société française. Il a des soutiens très diversifiés, à l’instar du gouvernement français ces derniers temps.
L’humour de Dieudonné représente, pour un certain nombre de Français, une sorte de défense identitaire. À l’inverse, le gouvernement, après ce qui s’est passé, n’a pas envie d’une explosion générale et pense que Dieudonné pourrait être une des personnes qui pèse sur ce qui met en route la dynamite. En Suisse, nous n’avons aucune loi comparable à celle pour laquelle Dieudonné sera convoqué le 4 février prochain. Ici, ce qu’il a dit lui vaudrait au maximum la honte dans le bus, puisque c’est du deuxième degré et que le droit suisse se base sur le premier degré.
Vous évoquez justement le tweet de Dieudonné, qui a provoqué sa garde à vue et qui peut s’expliquer par le fait qu’il se sente traité en ennemi public numéro un par les autorités, alors que son goût de la provocation ne devrait pas susciter plus d’hostilité que celui de Charlie Hebdo. Comprenez-vous qu’on puisse considérer qu’il y a un « deux poids deux mesures » en ce qui concerne Dieudonné ?
On peut toujours avoir des avis différents en fonction de ce que l’on vit. Moi j’essaie de faire la part des choses. Incontestablement, je connais l’interprétation que vous me citez. C’est potentiellement beaucoup plus violent que ce qu’ont dit les Guignols de l’Info, à savoir qu’il y avait eu 17 morts et 5 millions de victimes, sous-entendu la communauté musulmane française. C’est évidemment moins fort comme message que ce que vous avez cité.
L’autre interprétation, malheureusement, existe aussi. Des gens qui sont dans cette polarisation, comme un certain nombre de milieux juifs, interprètent cela évidemment d’une toute autre manière, à savoir : « Je suis solidaire des gens qui sont morts à Charlie mais finalement je suis aussi solidaire de quelqu’un qui a voulu tuer des juifs. » Évidemment, ce n’est pas une réalité aussi simple, mais je peux comprendre les deux interprétations et c’est pour cela que notre municipalité a dit qu’il s’agissait au minimum de propos d’une très grande maladresse. Pour le reste ce n’est pas à moi d’en juger.
Vous venez de citer la communauté juive. Pierre Ezri, président d’honneur de la Communauté israélite de Lausanne et du canton de Vaud (CILV), a affirmé qu’il imaginait la mentalité des spectateurs de Dieudonné et pense que certains peuvent « casser du juif [3] ». Or, la totalité des représentations de l’humoriste se sont déroulées sans incidents. Ne souhaitez-vous pas vous rendre devant le Palais de Beaulieu le 24 janvier prochain pour vous faire une idée de la sociologie réelle qui compose le public de Dieudonné ?
Je pense que c’est un public extrêmement divers. Du moment où l’on menace d’interdire quelque chose, la plupart des jeunes y vont. Quand j’avais moins de 16 ans, je n’avais pas le droit de me rendre dans un salon de jeux où il y avait des billards électroniques et j’y allais, mais dès lors que j’au eu 16 ans moi et mes amis n’y allions plus. Je pense qu’une partie du public apprécie le goût de l’interdit et veut voir par lui-même. Une autre partie est un public purement libertaire, donc pas un public de casseurs, qui estime que c’est sa liberté personnelle d’aller voir. Au vu de certaines réactions du public, décrites notamment dans un journal de Metz suite à la représentation, il y a incontestablement aussi un public un peu plus hargneux et revanchard. Les proportions du public je ne les connais pas, très clairement.
Maintenant, aller au Palais de Beaulieu signifierait prendre parti pour Dieudonné. La municipalité, clairement dans cette affaire, n’a pris position ni pour ni contre mais seulement en faveur du droit suisse. Dans ces conditions, il est évident que je n’avais pas prévu de m’y rendre avant. La municipalité a une stricte neutralité. L’important c’est la conformité avec le droit Suisse et la municipalité a trouvé un accord sur ce point, elle ne compte pas changer.
Deux inspecteurs de la police judiciaire assisteront aux représentations. Sur quels critères ont-ils été choisis ? J’imagine qu’ils peuvent être des partisans ou des détracteurs de l’humoriste et cela peut influencer leur jugement.
Ce sont des gens assermentés. En outre, avec l’accord du promoteur, il y aura un film du spectacle. Donc, les deux inspecteurs en question vont se faire une première opinion, à savoir s’il y a matière ou non à faire quelque chose. Si les inspecteurs nous signalent quelque chose, le film sera visionné par le procureur, quelqu’un qui connaît parfaitement le droit et la justice. Si vraiment il y a concordance, si tout le monde s’accorde à dire qu’il y a une violation du droit suisse, qui est plus tolérant que le droit français, la justice sera en situation d’agir. C’est évidemment un système de gens assermentés, donc en principe corrects. Pour ceux qui auraient le moindre doute, tout est filmé. Nous pourrons ensuite bien entendu voir s’il s’agit de persécution ou si cela correspond à une réalité. Nous prenons toutes les précautions pour protéger le droit suisse mais aussi pour protéger de manière honnête Dieudonné dans cet État.