Un proxy, ça sert à ça : à ne pas se salir les mains, et accessoirement à jeter de l’huile sur le feu nucléaire. Poutine, qui est tout sauf un plaisantin, a prévenu le camp occidental : si l’OTAN, derrière l’Ukraine, frappe la Russie, alors une réponse nucléaire tactique pourra être utilisée. Peut-être qu’en envoyant des missiles (ATACMS) à longue portée (300 km), le couple anglo-américain n’y croit pas, et teste la Russie.
« Nous n’avons pas encouragé ou permis des frappes en dehors de l’Ukraine, mais en fin de compte, c’est à l’Ukraine de décider elle-même de la manière dont elle va mener cette guerre, une guerre qu’elle mène pour défendre sa liberté, sa souveraineté et son intégrité territoriale. »
L’escalade militaire américaine, dans la bouche de Blinken, le vrai président derrière le proxy Biden, survient au moment où les Russes ont percé les premières lignes de défense ukrainiennes dans la région de Kharkov, gagnant 200 km2 en moins d’une semaine. Du côté britannique, dans la bouche de Cameron, on tortille moins et on cherche la confrontation :
« L’Ukraine a ce droit. Alors que la Russie frappe à l’intérieur de l’Ukraine, on peut comprendre que l’Ukraine ressente le besoin de s’assurer qu’elle se défend. »
Assaillies de bombes planantes et de drones (qui ont détruit plusieurs de ces chars Abrams qui devaient renverser le cours de la guerre), les défenses ukrainiennes, à cours de munitions, craquent. Kiev réclame des systèmes anti-aériens Patriot, pour pouvoir résister. Mais eux aussi sont la cible des bombes planantes, qui sont tirées derrière les lignes russes, et les Américains ne sont pas chauds pour en livrer deux à Kiev. La raison ? Un coût d’un milliard de dollars pièce, fonctionnement compris ! Et chaque missile, d’une portée de 40 à 160 km selon la batterie, coûte la bagatelle de 4 millions de dollars...
Le Monde détaille un système Patriot :
Selon le texte, une batterie de Patriot comprend un générateur qui alimente la batterie, un radar qui assure la détection et le suivi des cibles ainsi que la conduite de tir, des brouilleurs, une station de contrôle qui calcule les trajectoires et encadre le tir des missiles, les stations de lancement – en général quatre – avec quatre missiles PAC-2 ou seize missiles PAC-3. Une batterie de Patriot est servie par environ 90 soldats et peut être dispersée sur une surface de plusieurs kilomètres carrés au sol, ce qui rend improbable la destruction d’une batterie par un seul missile.
« Donnez-nous ces foutus Patriot ! »
En face, les Russes arguent que leur missile hypersonique Kinjal peut frapper une batterie Patriot. Oui mais chacun de ces missiles coûte 10 millions de dollars. On l’aura compris, cette guerre est aussi une guerre économique, c’est-à-dire industrielle, qui mène à une attrition de chaque côté. Le conflit germano-soviétique de 1941 était aussi une guerre d’attrition matérielle et humaine entre deux nations industrielles, et c’est la plus productive ou la plus résistante qui a gagné, les Allemands n’ayant pas mesuré la sensationnelle (en un an seulement !) capacité d’adaptation de l’industrie russe au conflit.
Pour en revenir à l’Ukraine et à 2024, les Occidentaux hésitent sur la conduite à tenir devant l’avancée russe : frapper la Russie présente un grave danger, et les explosions qui ont touché Belgorod, la Crimée ou les raffineries n’ont en rien freiné le rouleau compresseur ennemi. Cependant, les Anglo-Américains ont fourni des armements de plus en plus sophistiqués et puissants aux Ukrainiens, et cette escalade homéopathique, tout en prudence, n’a pas été punie par la Russie : cela donne à penser que Poutine n’utilisera pas l’arme nucléaire tactique.
Face à ce mélange occidental fait d’hésitation et d’escalade, Poutine peut compter sur le soutien de la Chine. En déplacement à Pékin le 16 mai 2024, le président russe a obtenu des garanties de la part de Xi.
Poutine : « Les relations russo-chinoises se sont développées de manière dynamique et ont atteint un niveau sans précédent. Elles reposent sur une base solide de bon voisinage, d’égalité, de respect mutuel et de soutien. »
Pour se rassurer, l’OTAN estime que la Russie n’a pas les moyens d’une percée majeure. Le Figaro cite le commandant suprême des forces alliées en Europe, le général américain Christopher Cavoli : « Les Russes n’ont pas les forces nécessaires pour réaliser une percée stratégique, et plus précisément, ils n’ont ni les compétences ni la capacité de le faire. »
Si du côté de l’OTAN, qui semble-t-il a perdu la main devant la percée russe, on cherche à se rassurer, du côté de la presse mainstream, on cherche à minimiser la résistance du Sud global. Alain Frachon, le monsieur International du Monde, celui qui incarne la ligne stratégique du journal, a écrit une étrange chronique le 16 mai 2024 sous le titre « Le portrait d’un Sud global qui, Gaza aidant, viendrait unanimement se ranger derrière le duo Chine-Russie est réducteur ».
On ne peut pas, pour des raisons de droits, diffuser ce texte en entier, mais il vaut le détour, et donne un aperçu à la fois de la psychologie, et de l’aveuglement du camp médiatique occidental. Un camp qui nie carrément les deux-tiers du monde. Eh oui, en 50 ans, le tiers-monde est devenu le deux-tiers monde.
La défaite serait consommée. Elle serait intervenue quelque part dans les ruines de la bande de Gaza, signalée par une plaque poussiéreuse : ci-gît la crédibilité politique du monde occidental auprès du Sud global. Vrai ? faux ?
Le capital moral que les Occidentaux espéraient avoir préservé sur la scène internationale se serait effondré au bord de la Méditerranée orientale. Il en irait ainsi, au profit de la Chine et de la Russie, attachées à démolir ce qu’elles appellent l’« hégémonisme américain » (ou « occidental », selon les jours).
La question est posée sous forme de réquisitoire : comment échapper à l’accusation d’« hypocrisie » quand les bombardements russes sur l’Ukraine suscitent aux Etats-Unis et en Europe des condamnations unanimes, et pas les frappes israéliennes sur le territoire palestinien de Gaza ?
Pour son malheur, Frachon cite Kepel, que nos lecteurs connaissent bien pour son analyse très israélo-bushienne du 11 Septembre et de ses conséquences !
« Le soutien à l’existence d’Israël et à son droit à se défendre est constitutif de l’identité de l’Occident contemporain », écrit Kepel dans le beau chapitre qui clôt son dernier livre, Holocaustes. Israël, Gaza et la guerre contre l’Occident (Plon, 216 pages, 20 euros). Dès lors, devant la terrible punition collective infligée à une population gazaouie prisonnière de son territoire, « le magistère politique occidental sur la planète post-1945 » serait en voie de déconsidération globale.
On note l’utilisation abusive du conditionnel, comme si tout ce qui est décrit pouvait ne pas être vrai. On continue dans la négation du 2P2M, que l’on peut résumer ainsi : les Américains ont le droit de remodeler le monde à leur image ; les Russes et les Chinois, non.
En 2003, l’invasion de l’Irak par les États-Unis sans feu vert de l’ONU – comme celle de l’Ukraine par la Russie – avait porté un coup sérieux, presque fatal, à un « magistère » déjà malmené par le conflit israélo-palestinien. Car l’« ordre libéral international », la pax americana du lendemain de la seconde guerre mondiale, s’accommodait fort bien de la violation systématique des résolutions onusiennes sur l’illégale colonisation des territoires palestiniens – dans l’indifférence complice des Américains et des Européens.
Autant de considérations qui n’ont pas échappé aux deux grandes puissances « révisionnistes » de l’heure. La Chine et la Russie se sont unies dans un pacte d’« amitié sans limite » afin de réviser l’« ordre libéral international » dans un sens qui leur soit favorable. Elles veulent que soit reconnu leur droit à une zone d’influence – le Pacifique occidental pour Pékin, l’Ukraine et la Géorgie pour Moscou. Dans cet espace, elles auraient vocation naturelle à régner en puissance de tutelle. Elles réclament aussi la dissolution des pactes militaires conclus durant la guerre froide en Europe et en Asie. Parmi d’autres revendications.
Indécentes, ces demandes sino-russes. Enfin, on touche au fil sensible :
Chinois et Russes n’ont pas condamné l’agression du 7 octobre 2023 ni qualifié le Hamas de terroriste, au risque de dégrader leurs relations, jusque-là excellentes, avec Israël. Exploitant la colère provoquée par les bombardements israéliens, Moscou et Pékin entretiennent l’espoir de rallier à leur cause – la révision de l’ordre international – le plus grand nombre de pays du Sud global. (...)
On ne mettra pas ici en doute l’attachement profond et bien connu des Chinois à la cause palestinienne, mais de là à se fâcher avec les Occidentaux…
On n’ira pas plus loin : on aura compris que l’aveuglement devant un évident changement de paradigme – le droit (on peut dire aussi le bien) qui bascule du Nord au Sud – était consubstantiel au soutien de l’entité israélienne, qui peut dès lors génocider tranquillement. Toute la propagande occidentale tient sur ce mensonge féroce.