Occupés qu’ils sont par l’actualité de ces jours par les « Panama Papers », les grands médias ont réservé un traitement très limité à la reprise des hostilités dans le Sud-Caucase entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan autour des territoires disputés du Haut Karabagh. Pourtant, il pourrait bien s’agir là d’un événement majeur aux conséquences géopolitiques énormes… et à l’arrière-plan insoupçonné.
Le problème du Haut Karabagh s’inscrit dans la catégorie des conflits territoriaux hérités de l’effondrement de l’Union soviétique, comme on en a vu d’autres en Ossétie, en Abkhazie, et de manière plus récente et spectaculaire avec l’invasion et l’annexion de la Crimée par la Russie.
Il s’agit d’un territoire d’une superficie de onze mille kilomètres carrés, peuplé de moins de cent cinquante mille habitants, qui fit sécession de l’Azerbaïdjan et déclara son indépendance en 1991 – indépendance qui n’est reconnue actuellement par aucun pays membre de la communauté internationale. Comme dans de nombreux autres cas, il s’agissait d’un territoire qui avait été rattaché à l’Azerbaïdjan dans le cadre administratif de l’URSS tout en étant, historiquement, rattaché à l’Arménie.
L’indépendance fut à l’origine d’un conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, conflit armé qui déboucha sur une trêve sans règlement en mai 1994, sous l’égide de la Russie d’Eltsine. La guerre du Haut Karabagh devint un conflit gelé, au cessez-le-feu plus ou moins respecté.
À partir de la fin de l’été 2015, la situation a recommencé à s’échauffer avec la multiplication des violations quotidiennes du cessez-le feu, qui étaient d’une centaine par jour en septembre dernier, tournaient autour de 110 par jour en décembre et dépassaient régulièrement les 120 par jour depuis le mois de février. Dès la fin décembre, les Arméniens recommençaient à parler de guerre et l’Azerbaïdjan à menacer de recourir à la force, face à des négociations au point mort.
Dans la nuit du 1er au 2 avril, la situation s’est embrasée. Plusieurs dizaines de soldats sont morts, tant du côté du Karabagh et de l’Arménie que de l’Azerbaïdjan, et les combats n’ont pas connu d’accalmie en dépit du fait que la communauté internationale, notamment les États-Unis et la Russie, ont vite appelé à une cessation des hostilités.
Cependant il ne faut pas prendre ce conflit pour ce qu’il n’est pas, à savoir une simple dispute autour d’un territoire réduit entre deux petits pays. Bien au contraire, l’arrière-plan géopolitique de cette guerre devrait alerter fortement les médias, ce qui n’est jusqu’à présent guère le cas.
Le réseau explosif des alliances locales
Comme beaucoup de petits pays, Arménie et Azerbaïdjan sont étroitement liés à de plus gros. En l’occurrence, l’Arménie est alliée traditionnelle de la Russie, au côté de laquelle elle appartient à l’OTSC, l’Organisation du Traité de Sécurité Collective, sorte d’OTAN russe réunissant en outre la Biélorussie, le Kazakhstan, le Tadjikistan et le Kirghizistan ; l’Azerbaïdjan, de son côté, est l’allié de la Turquie, les deux pays se définissant suivant la formule « un seul peuple, deux États ». Bref, derrière le regain de tension entre Arménie et Azerbaïdjan, il y a l’inimitié russo-turque que certains datent de la destruction par les Turcs d’un bombardier russe SU-24 le 24 novembre 2015.
Ajoutons que l’Iran est dans une position médiane, entretenant des rapports suivis avec l’Azerbaïdjan pollués par les bonnes relations unissant l’Iran et l’Arménie.
D’ores et déjà, Erdogan a pris fait et cause pour l’Azerbaïdjan en jugeant inévitable la restitution du Haut Karabagh à son allié qu’il a dit soutenir « jusqu’au bout ».
La Russie a adopté, publiquement, une attitude plus neutre en appelant les deux parties à cesser le feu. Attitude parfaitement hypocrite, en réalité.
Les manœuvres belligènes russes en Haut Karabagh
La réalité est que la reprise des combats dans cette région est largement le fruit de la responsabilité russe : alors que la situation était de plus en plus tendue au fil des semaines passées, le 9 mars dernier, une revue russe proche du ministère de la Défense, le Courrier militaro-industriel, a publié une analyse détaillée des forces arméniennes, leur composition, leur positionnement, à tel point que les Arméniens se sont offusqués de ce que soient ainsi divulgués par leur grand allié russe la plupart de leurs « secrets d’État militaires ». Citons Armenews : « Selon Joghovourd, si un journaliste ou un officier arménien avait présenté 10 % de ce qu’a révélé l’expert russe, il aurait été jugé pour "haute trahison". Le journal qualifie de "chantage sans précédent" de la part de la Russie la publication d’informations confidentielles relatives aux forces armées de l’Arménie, alors que ce pays se trouve en état de guerre avec l’Azerbaïdjan. Jamanak va plus loin et qualifie de "trahison" de la part de la Russie, partenaire stratégique de l’Arménie, ce geste. Selon le journal, même si 1 % des informations relayées par cet article est vrai, cela ne manquera pas de faire le jeu de l’Azerbaïdjan. Le journal estime que ce geste "sans précédent" doit faire l’objet d’une évaluation politique en Arménie au plus haut niveau. "La raison n’est pas en mesure de comprendre la Russie", écrit pour sa part 168 Jam ».
Dans un tel contexte, la publication générale des faiblesses et plans de l’armée arménienne par son allié russe relevaient manifestement de la manœuvre pousse-au-crime à l’égard de l’Azerbaïdjan auquel était indirectement adressé un double message : 1) L’Arménie est actuellement vulnérable et le Haut Karabagh peut facilement être repris par la force et 2) la Russie ne se soucie pas tant de la sécurité de l’Arménie, et n’interviendra pas.
Évidemment le message a été entendu et ce n’est nullement un hasard si, trois semaines après, l’Azerbaïdjan est passé à l’offensive… notamment en réponse à un bombardement arménien au lance-mines.
La situation a donc particulièrement été dégradée par le double discours russe aux deux parties, chacune assurée d’un soutien et de fourniture d’armes.
Les intentions de Poutine pour le Haut Karabagh
Mais ce qui ne doit pas non plus échapper à l’observateur attentif, c’est que dans l’entre-temps, et au même moment où l’Arménie s’offusquait de la publication de ses secrets militaires, Vladimir Poutine surprenait tout le monde en annonçant un retrait (en réalité partiel) de Syrie, et rapatriait en Russie des troupes aguerries. Il y a des coïncidences qui doivent nous interpeller, surtout quand on se souvient que Vladimir Poutine avait assuré, au lendemain de la destruction de son avion :
« Mais si quelqu’un pense que pour un crime de guerre aussi lâche, le meurtre de nos concitoyens, ils en seront quittes avec des tomates ou des sanctions dans le secteur des travaux publics ou dans d’autres secteurs, ils se trompent lourdement. Ce n’est pas la dernière fois que nous leur rappellerons ce qu’ils ont fait, ni la dernière fois qu’ils vont regretter ce qu’ils ont fait ».
Vladimir Poutine a l’intention de punir la Turquie bien au-delà de l’affront.
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Sans oublier le facteur énergétique
Alors pourquoi les combats ont-ils repris ces derniers jours ? « C’est peut-être davantage dans l’intérêt des puissances régionales de mettre le feu aux poudres », estime Thorniké Gordadzé, pour qui le bras de fer que jouent actuellement la Russie (qui possède des bases militaires en Arménie) et la Turquie (proche de l’Azerbaïdjan) n’est peut-être pas étranger à cet embrasement.
Les relations entre Ankara et Moscou se sont gravement envenimées depuis que l’armée turque a abattu en novembre un bombardier russe en mission en Syrie.
« Après son intervention en Syrie, la Russie pourrait être tentée de reprendre le contrôle de la région du Sud-Caucase, explique Thorniké Gordadzé. Moscou est traditionnellement l’allié d’Erevan mais essaie également depuis quelques temps de se rapprocher de Bakou, en lui vendant des armes notamment ».
La position géographique de l’Azerbaïdjan n’est pas anodine. Pays riche en gaz naturel, il représente une alternative à la Russie pour l’approvisionnement énergétique de l’Union européenne. La plus grande chaîne de gazoducs au monde est ainsi actuellement en construction dans le sud du Caucase et doit relier l’Azerbaïdjan à l’Europe.
« Si la Russie déstabilise la région, l’Europe sera obligée de renoncer à ce couloir énergétique », analyse le chercheur.