Un empire repose au moins autant sur sa légitimité et sa force de persuasion que sur sa puissance militaire ou économique. Alexandre, Rome, Angleterre victorienne : tous ont usé de leur prestige, de leur auctoritas pour fédérer autour d’eux alliés et vassaux. C’est précisément ce que l’Amérique est en train de perdre...
À l’ONU, Washington vient de recevoir un véritable camouflet :
« Les États-Unis ont subi une défaite humiliante aux Nations unies, leur proposition d’étendre l’embargo sur la vente d’armes à l’Iran n’ayant reçu, au Conseil de Sécurité, que le soutien de la République dominicaine.
La résolution américaine aurait de toute façon eu bien peu de chance de passer face au veto russe et chinois. Mais l’ampleur de la défaite souligne l’isolement des États-Unis sur la scène internationale. » (The Guardian)
Moscou et Pékin ont donc voté contre ; les onze autres membres se sont abstenus, dont la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Belgique ou l’Estonie, habituels bon petits soldats impériaux. L’ambassadeur chinois à l’ONU n’y va pas par quatre chemins : « L’ère de l’unilatéralisme et du harcèlement est révolue ».
En stratège avisé, Poutine rebondit sur le fiasco US et prend la main en proposant un sommet exceptionnel sur l’Iran. Moscou se place au centre du jeu, force tranquille vers laquelle tous les regards reconnaissants se tournent. Paris a déjà accepté le principe et les autres suivront, dont l’Allemagne, invitée en tant que signataire de l’accord de 2015. Ailleurs, dans les chancelleries mondiales, l’inexorable montée en puissance russe n’échappe à personne.
Vladimirovitch se met habilement les Européens dans la poche en leur offrant un rôle international que ne veut pas leur donner Washington, qui plus est avec la Houpette blonde à la Maison-Blanche. Les déchirements euro-russes subséquents à l’affaire ukrainienne sont peu à peu en train de cicatriser, les coïncidences de vues se multiplient (Libye, Méditerranée orientale, etc.) et les intérêts communs font le reste. Toujours utile dans la grande bataille énergétique autour du Nord Stream II...
Justement, le célébrissime pipeline, pomme de discorde absolue, a été le témoin d’une nouvelle passe d’armes entre le suzerain déclinant et ses sujets de plus en plus récalcitrants. Dans un geste très inhabituel, 24 des 27 pays de l’UE ont officiellement adressé un message au département d’État américain pour protester contre les menaces de sanctions. Plus que la démarche, c’est le nombre qui interpelle. Mis à part la Pologne et deux autres États dont on ignore encore l’identité, l’Europe toute entière est vent debout contre les sanctions impériales, ce qui a d’ailleurs beaucoup surpris outre-Atlantique.
Le Brexit est passé par là, comme nous le prédisions il y a bien longtemps :
Obama se voit aujourd’hui obligé de déclarer qu’il « respecte le vote britannique » (manquerait plus que ça !) mais les stratèges US l’ont mauvaise. « Le Royaume-Uni et l’Union européenne resteront des partenaires indispensables » a-t-il ajouté. Mais voilà le problème : deux au lieu d’un, et peut-être bientôt trois, quatre, cinq, qui commenceront à partir dans tous les sens, n’écouteront plus que d’une oreille les recommandations de tonton Sam, au lieu d’une structure européenne centralisée noyautée par les Américains. Voilà le souci européen de Washington...
Soyons honnête, la Russie bénéficie évidemment du Brexit. Le bras européen de l’empire se fissure, l’intense lobbying anti-russe de la Grande-Bretagne au sein des instances eurocratiques ne sera bientôt plus qu’un souvenir, le vent de révolte gagne le Vieux Continent tout entier où les partis eurosceptiques sont en même temps russophiles.
Nous y sommes. Et le deep state devra y réfléchir à deux fois avant d’aller de l’avant dans ses menaces de sanctions contre le Nord Stream II. Le dilemme est en effet cornélien :
• continuer la politique du pire et risquer de perdre définitivement toute autorité morale en Europe donc, à terme, toute influence
• laisser le Heartland et le Rimland s’arrimer énergétiquement pour ne pas se mettre totalement à dos le Vieux Continent
En filigrane, il faudra choisir entre la perte des alliés ou la perte du contrôle sur l’énergie. Casse-tête en perspective...