Une vidéo au titre accrocheur : La mafia scientifique dont vous n’avez jamais entendu parler. Voilà de quoi susciter un vif intérêt. Des scientifiques aux mauvaises manières et agissant en bande organisée ? On ne peut pas ne pas aller voir ça. Le tout sur une chaîne YouTube grand public, ayant plus de 800 000 abonnés. Y a pas à dire, la révolution d’Internet bouleverse l’accès à la connaissance et permet à chacun d’aller au fond des choses, de ne pas se laisser endormir par les médias traditionnels cantonnés aux vieilles lunes, dont le seul but est de vous maintenir sur un chemin qu’on vous dit être le seul viable. Se dit-on dans un premier temps. Et puis on regarde la vidéo.
Une bonne douzaine de minutes pour finalement ne pas dire grand-chose, en enfonçant une porte ouverte depuis longtemps. Ce qui n’est certes pas inutile, car l’information met parfois du temps à circuler et n’atteint pas tout le monde en même temps. Donc en résumé, les impôts paient la recherche publique, de loin la plus importante, qui permet à des scientifiques de faire leur travail et d’en publier les résultats dans des revues professionnelles. Mais ces dernières sont détenues par des privés qui en rendent l’accès payant, y compris aux chercheurs eux-mêmes. Et le comble, c’est que la publication dans de telles revues suit un protocole particulier : l’évaluation par les pairs. Des chercheurs font ainsi une lecture des articles proposés, faisant des observations pour d’éventuelles modifications, et les valident ou les rejettent. Et ce à l’œil, en fait avec leur salaire de scientifique payé par la collectivité, pour le bénéfice d’un groupe privé. Mais malgré ce défaut, ce système reste le meilleur, garant de la marche en avant de la science et donc de l’avancée des connaissances.
Voilà comment présente les choses Léo Grasset, jeune youtubeur de 30 ans ayant une formation de biologiste, au fonds participatif dépassant scandaleusement celui de la Rédaction d’E&R. Et voilà aussi pourquoi il réalise des vidéos particulièrement peu critiques sur le réchauffement climatique (nous n’avons pas vu les autres sujets). Les biologistes sont connus, dans la controverse sur le réchauffement anthropique, pour être les moins regardant, ceux fonçant le plus tête baissée dans la recherche sur ses conséquences. Il y a là matière à financer des études coûteuses. Léo n’est de plus pas très au fait des problèmes induits par le système du peer review, l’évaluation par les pairs.
Petite précision de détail. Dans le principe, un article peut être acheté à l’unité. Mais dans la pratique, tous les chercheurs (ou presque) travaillent pour des organismes, publics ou privés, abonnés à différentes revues. Des institutions publiques paient donc en effet, grâce à l’argent du contribuable, pour donner à leur membres un accès aux résultats de la recherche, elle-même rendue possible grâce à l’argent du contribuable. C’est assez scandaleux. Mais rien à voir avec une mafia scientifique. Il faut certes attirer le chaland, mais tout de même pas au point de risquer de dire une ânerie.
En revanche, l’évaluation par les pairs peut générer quelques problèmes. À l’échelle individuelle, d’abord. On a ainsi vu des articles être refusés par une revue prestigieuse, comme les Comptes-rendus de l’Académie des sciences, parce que, au sein de la vénérable institution, le spécialiste de la question abordée n’était pas d’accord avec les résultats, infirmant ses propres recherches. Évidemment, cela n’est pas dit frontalement. On se contente de vous chercher des poux dans la tête sur des détails. Si vous êtes un perdreau de l’année, vous vous lancez dans un long échange de courriels en essayant de répondre aux objections ou aux demandes de précisions. Si vous avez quelque expérience, vous comprenez rapidement qu’il est inutile de perdre du temps et tentez d’être publié ailleurs. Il y a là de mauvaises manières, mais rien qui ne soit en bande organisée.
C’est là que le thème du réchauffement climatique, si mal traité par Léo, peut apporter quelques éléments intéressants. Tout d’abord, précisons de suite qu’il ne faut pas voir le pauvre chercheur participant à l’évaluation par les pairs comme quelqu’un d’exploité. Faire de l’évaluation par les pairs, cela signifie être soi-même reconnu par ses pairs comme l’un des leurs. C’est comme rentrer à l’université : c’est de la cooptation. « Vous êtes de nôtres, cher ami : nous vous intégrons, vous faites partie du groupe, nous nous renforçons donc, nous collaborerons, nous vous citerons, vous nous citerez, nous nous autociterons. » Être reviewer, c’est un plus sur un CV, c’est une reconnaissance. Intégrer quelqu’un dans un comité de lecture n’est pas nécessairement faire acte de reconnaissance de la valeur d’un collègue, avec lequel on peut par ailleurs être en désaccord scientifique. Ce serait trop beau. C’est généralement placer ses pions. Constituer un réseau.
Le Climategate a révélé cela de manière exemplaire. En 2009, puis en 2011, des milliers de courriels (ainsi que des fichiers dont on parle assez peu) émanant d’un très important centre de recherche britannique sur le changement climatique ont été rendus publics. Avec pour but de faire clairement la lumière sur des pratiques peu vertueuses. « Nous considérons que la science du climat, dans la situation actuelle, est trop importante pour demeurer dissimulée », indiquait le fichier de mails illégalement déposé sur un serveur russe. Un fichier intitulé FOI, comme Freedom of Information, du nom d’une loi américaine sur la liberté d’information, et ce en référence à l’impossibilité d’avoir accès aux données des chercheurs de ce centre ou qui lui sont liés par collaboration. On y trouve notamment le courriel de Phil Jones, le directeur de ce centre, dans lequel il explique à des collègues qu’il détruira ses données plutôt que de les rendre accessibles. Une expression revient souvent : « la cause » ! Il faut servir la cause, untel peut nuire à la cause. Cosa nostra…
Quel lien avec l’évaluation par les pairs ? Mais elle est justement centrale dans cette affaire. Dans le petit monde de la reconstruction paléoclimatique, qui ne regroupe pas énormément de chercheurs, une petite coterie a pu se constituer, se coopter les uns les autres, faciliter la publication d’articles allant dans le bon sens, celui de la cause, et au contraire faire obstacle à ceux ne la servant pas, voire lui étant hostile. La mainmise sur les revues qui comptent est un facteur d’influence de première importance. Et quand un affreux parvient à publier dans une revue sur laquelle on n’a pas suffisamment d’influence, alors il faut montrer sa force pour amener celle-ci à plier, afin que cela ne puisse se reproduire :
« Je pense que nous devons cesser de considérer Climate Research comme une revue à comité de lecture légitime. Peut-être devrions-nous encourager nos collègues de la communauté des chercheurs sur le climat à ne plus soumettre d’articles à cette revue, non plus qu’à citer des articles qui en proviennent. » (Courriel de Michael Mann du 11 mars 2003 à Phil Jones)
Si, en France, on a aisément pu mettre cette affaire du Climategate sous le boisseau, grâce à des journalistes scientifiques peu critiques et surtout sachant très bien ce qu’on attend d’eux dans certaines circonstances, a contrario la technique du « circulez, y a rien à voir » n’a pas eu autant de succès à l’étranger et particulièrement aux États-Unis. L’affaire a fait grand bruit, il a fallu lancer un certain nombre d’enquêtes concernant les scientifiques des universités américaines impliqués dans ces mauvaises manières révélées. Mince, la phrase est tronquée : il a fallu lancer un certain nombre d’enquêtes… pour innocenter, ou au moins ne pas poursuivre, des gloires nationales ayant bien travaillé.
L’occasion de retrouver Michael Mann, rencontré plus haut, dont le travail de reconstruction paléoclimatique a été démoli plus d’une fois par des chercheurs indépendants ayant démontré la supercherie de ses résultats (la fameuse affaire de la crosse de hockey). Comment s’y est-on prit pour exonérer ce triste sire ayant fait toute sa carrière grâce au réchauffement global ? Eh bien en invoquant la cooptation, ou plutôt les résultats de celle-ci. Qu’on en juge :
« L’une de ces enquêtes a été réalisée par la Pennsylvania State University (PSU), à l’endroit de Michael Mann, qu’elle emploie. Elle ne porte pas à proprement parler sur la qualité de la science produite, mais sur les intentions du chercheur. Une subtilité qui est un peu difficile à faire passer : comment juger de la volonté de tromper, de la probité d’un scientifique dans son travail, sans examiner dans le détail la qualité des données, des traitements statistiques, etc. ? Mais il est vrai que si l’université de M. Mann avait voulu se pencher de manière critique sur ses recherches, elle en aurait eu l’occasion depuis longtemps, suite aux rapports réalisés à propos de la fameuse courbe en crosse de hockey (voir chapitre 4). Le rapport de la PSU blanchit de cette manière Michael Mann : "Les résultats atteints par le Dr. Mann durant la période 1999-2010 [...] parlent d’eux-mêmes" ; suivent les responsabilités les plus remarquables dont il a été en charge, puis cette conclusion ahurissante : "Un tel niveau de réussite dans les projets de recherche et dans l’obtention de fonds pour les mener, place le Dr Mann parmi les scientifiques les plus respectés de son domaine. Une telle réussite n’aurait pas été possible s’il n’avait atteint ou dépassé les plus hauts standards de sa profession." "Tous ces prix et cette reconnaissance [...] sont les preuves que son travail scientifique, particulièrement sa manière de conduire ses recherches, a été depuis le début de sa carrière jugé comme remarquable par de très nombreux scientifiques. Si sa manière de conduire ses recherches avait franchi la ligne de l’inacceptable, il lui aurait été impossible de recevoir tant de prix et d’être si reconnu par ses pairs". La bonne réputation est donc gage de probité, surtout si elle est basée sur la capacité à se faire pourvoyeur de fonds et d’une image d’excellence pour son université, qui aurait donc beaucoup à perdre à ce que la vérité éclate. Le rapport poursuit en confirmant qu’on peut certes lui reprocher de n’avoir pas communiqué ses données, mais que dans le champ de recherche qui le concerne, c’est un peu la règle. Ses pratiques sont donc conformes à l’usage, qui est d’enfreindre les règles ; il n’a donc rien à se reprocher. » [1]
Qui dit cooptation dit aussi maîtrise des outils de publication. Soit la possibilité de publier aisément, d’empêcher la publication d’articles susceptibles de vous faire de l’ombre (et de faire du tort à la cause), d’obtenir donc une bonne réputation dans les instances internationales et d’obtenir des prix pour toutes ces raisons. Et au final de ne pas être inquiété pour ses mauvaises manières. Parce que vous n’êtes pas le seul, bien organisé et, il faut le dire, aussi parce que cela va dans le « bon » sens, celui de la cause.
Le Climategate a tout de même ouvert les yeux de chercheurs honnêtes, comme Judith Curry, choquée par la « nature tribale » du comportement de ces scientifiques aux mauvaises manières. Ce qu’elle a dénoncé, en en payant le prix : marginalisation, portes fermées dans le monde de la recherche… Des difficultés qui l’ont décidée début 2017 à cesser ses activités de recherche, en faisant valoir ses droits à la retraite (il est commun, aux États-Unis, de poursuivre sa carrière bien au-delà de l’âge de la retraite quand on est un scientifique de renom ayant encore beaucoup d’influence dans son secteur de recherche). Elle a ainsi motivé sa décision :
« Le facteur décisif est que je ne sais plus quoi conseiller aux étudiants et post-doctorants en ce qui concerne leur façon de se positionner dans la FOLIE du domaine de la science du climat. Les activités de recherche et d’autres activités professionnelles ne sont récompensées que si elles sont canalisées dans certaines directions approuvées par un establishment académique politisé permettant : financements, publications d’articles facilitées, embauches à des postes prestigieux, nominations à des comités et conseils renommés, reconnaissance professionnelle, etc. Conseiller de jeunes scientifiques pour naviguer dans ce système est au-dessus de mes forces, car cela se transforme souvent en bataille pour l’intégrité scientifique et équivaut à un suicide de carrière. »
Dénoncer la privatisation de l’accès aux résultats de la recherche publique, c’est bien. Mais Léo Grasset aurait pu aller bien plus loin. Il lui aurait fallu accepter l’idée que le monde de la recherche colle assez peu à l’idée que l’on s’en fait a priori, une image d’Épinal n’ayant qu’un lointain rapport avec ce qu’il en est réellement. Il est vrai que cela sied mal à la volonté d’offrir au grand public des vidéos courtes et simples de science divertissante. De quoi ne jamais aller au fond des choses. Le contraire d’E&R, en somme.