Diego Fusaro est un philosophe et essayiste italien de 38 ans, considéré comme le théoricien ayant inspiré le rapprochement de 2018 entre le Mouvement cinq étoiles (M5S) et la Ligue du Nord (Lega). En 2019, il participe à la création du parti populiste et souverainiste Vox Italia (rebaptisé en 2021 Ancora Italia), parti qui s’oppose au libéralisme, à l’atlantisme et à l’américanisation et plaide en faveur d’une sortie immédiate de l’OTAN et de l’Union européenne. Il a également fondé en 2017 Interêt National, une association culturelle éditant une revue.
Égalité & Réconciliation : Diego Fusaro bonjour et merci de bien vouloir répondre à nos questions. Pouvez-vous d’abord présenter votre parcours à notre public francophone ?
Diego Fusaro : Merci à vous ! Je suis philosophe ; je me considère comme un disciple indépendant de Marx, Hegel, Gentile et Gramsci et j’enseigne la philosophie à l’institut des Études Stratégiques et Politiques, de Milan.
Le centre de ma réflexion gravite autour de la valorisation de la métaphysique et de la critique du néolibéralisme, sans oublier bien sûr, ses variantes actuelles dans le « Nouvel Ordre thérapeutique » .
Plusieurs de mes ouvrages ont été traduits en France et j’ai eu l’honneur de collaborer avec des penseurs français tels que le regretté André Tosel ou encore Alain de Benoist et Denis Collin.
En Italie, je me suis occupé des œuvres de Marx et de Fichte pour l’éditeur Bompiani et vous pouvez trouver, parmi mes ouvrages les plus connus, Marx est de retour !, Penser autrement, Histoire et Conscience de la précarité, Le nouvel ordre érotique : éloge de l’amour et de la famille.
J’interprète la philosophie de manière hégélienne, en tant que séquence historique de la pensée, et de façon gramscienne, en tant que matérialisme politique ; plus brièvement : comme une philosophie de la praxis.
Je pense que cela pourrait suffire en guise d’introduction.
Vue de France, l’Italie « populiste » a été reprise en main par l’oligarchie (via ses épigones : le covidiste Giuseppe Conte et le banquier européiste Mario Draghi) à la faveur de la « pandémie ». Qu’en est-il ?
Je vois que, comme souvent, les Français ont une vision précise des choses ! En effet, en 2018, l’Italie eut une expérience populiste unique en son genre, grâce à un gouvernement « 5 Stelle - Lega », composé d’une branche sociale et d’une branche identitaire. On a considéré que j’en fus l’inspirateur philosophique, comme il l’a été dit d’ailleurs dans un article français paru dans Le Figaro. On a dit aussi que j’étais le philosophe qui murmurait à l’oreille de Salvini et de Di Maio. À part ça, j’ai bien sûr soutenu ce gouvernement puisqu’il représentait un laboratoire populiste et souverainiste, en rupture avec l’Union européenne, l’atlantisme et la globalisation marchande ; bref, contre le « turbo-capitalisme libéral ».
Puis, soudainement, il s’est passé quelque chose : sans aucune élection, l’Italie s’est retrouvée dirigée par Mario Draghi, l’homme de Goldman Sachs et l’ancien gouverneur de la BCE, en d’autres termes, la crème du marché. C’est ce que j’ai cherché à démontrer dans mon dernier ouvrage Coup d’État global, capitalisme thérapeutique et Great Reset.
Ce fut un véritable coup de force de la Grande Réinitialisation dirigé par les patrons cosmopolites qui ont pris d’assaut l’Italie et lui ont imposé exactement le contraire de ce pour quoi elle avait voté en 2018.
Mario Draghi n’exprime aucune velléité nationale-populaire, alors qu’en 2018, les Italiens demandaient plus d’État et moins de marché, plus d’identité et moins de cosmopolitisme, plus de droits sociaux et moins de caprices sociétaux.
Voilà pourquoi, selon moi, cela fait deux ans que l’Italie est devenue le laboratoire avant-gardiste et expérimental d’une nouvelle organisation sociale, politique et économique, rendue possible par l’émergence de la pandémie, utilisée comme méthode gouvernementale. C’est un véritable coup d’État global dont l’Italie est maintenant, la forme la plus développée.
Vous vous rendez compte ? Cette même Italie qui, en 2018, était à la pointe de la lutte populiste et souverainiste contre la globalisation capitaliste est devenue la tentative la plus aboutie de réorganisation autoritaire du capitalisme thérapeutique : un parfait retournement dialectique, aurait dit Hegel !
Que pensez-vous du Great Reset ? Menace ou fantasme de ce que vous appelez vous-même la « classe financière déracinée des grands seigneurs de la spéculation » ?
Le Grand Reset, formule utilisée par ces mêmes oligarques du patronat « turbo-capitalistique », est une réorganisation autoritaire de la production rendue possible par une nouvelle méthode de gouvernance : l’état d’urgence permanent. Il est clair comme de l’eau de roche que l’état d’urgence ne finira jamais ! Celui-ci est devenue la nouvelle normalité : une normalité qui rend possible une nouvelle rationalité politique de type autoritaire et répressive. Sous la forme d’une société de la distanciation sociale, de la technologie digitale, des confinements à yoyo, du contrôle bio-politique totalitaire (en dessous et sur la peau), nous assistons aussi au massacre organisé de la classe moyenne et des travailleurs, pour les plus grands bénéfices des colosses de Big Tech, de Big Pharma et de l’e-commerce.
Or cela faisait plusieurs années que l’on commençait à observer des mouvements de dissidence envers la globalisation, en Italie avec le gouvernement « 5 Stelle-Lega » ou en France, avec les Gilets jaunes. Plus concrètement, l’élite cosmopolite voulait « A » et les masses nationales populaires demandaient « - A ». Pour parler comme Gramsci, les classes dominantes avaient la domination mais commençaient à perdre le consensus. Et il nous apprend que quand les classes dominantes ont la domination sans le consensus, ils perdent l’hégémonie et ont donc recours à la violence. C’est exactement ce qu’on observe depuis deux ans : une violence sans précédent justifiée par les mesures de sécurité liées à l’état d’urgence épidémique. Mais en réalité, c’est aussi un prétexte pour réorganiser le monde de la production à l’échelle globale, de Rome à New York, de Paris à Sydney.
Voici l’essence du Great Reset : c’est un coup d’État global organisé par les classes dominantes pour contrer la perte de consensus populaire par un tournant autoritaire qui rendent les manifestations de rue « contagieuses » et donc, abandonnées. Je tiens à rappeler que l’interdiction de manifester, justifiée aujourd’hui par un lexique médicale, est une constante des régimes autoritaires du XXe siècle.
Vous proposez une « synthèse entre des idées de gauche et des valeurs de droite au nom de l’intérêt national », ce qui est exactement la ligne défendue par Alain Soral et Égalité & Réconciliation en France depuis bientôt quinze ans. Quels ont été les auteurs ayant contribué pour vous à l’édification de cette synthèse ?
Je connais et j’estime Alain de Benoist, grâce à mon maître à penser, le marxiste Costanzo Preve. Ils venaient tous les deux d’horizons opposés mais ils réussirent à aller au-delà et à s’unir pour la lutte contre le capitalisme : une splendide manifestation de ce que doivent être les nouvelles synthèses. Car aujourd’hui, la droite et la gauche sont le dispositif du consensus de la domination et de ce que j’appelle la « globalisation turbo-capitaliste » .
La nouvelle géographie du capitalisme tardif prévoit une opposition entre le bas et le haut, entre l’aristocratie financière, comme l’appelait Marx, et les masses nationales populaires exploitées. La droite et la gauche servent les intérêts du haut en feignant une alternance sans alternative, comme si elles étaient les deux ailes de l’aigle néolibéral. L’aile droite de l’argent et l’aile gauche sociétale. La déréglementation économique de la droite se fond parfaitement dans la déréglementation anthropologique de la gauche, et ensemble, elles représentent les fondements du capitalisme qui, aujourd’hui est autant de gauche que de droite. Voici pourquoi nous avons besoin d’élaborer une philosophie du bas contre le haut, du serf contre le seigneur, aurait dit Hegel ; des dominés contre les dominants, aurait plutôt dit Marx.
Une philosophie qui reprend le concept de souveraineté nationale comme fondement d’une démocratie socialiste opposée à l’autoritarisme financier post-démocratique de la globalisation. Il faut renverser le vocable des dominants, penser autrement car si on continue à subir leur hégémonie culturelle, il n’y aura pas de rédemption. Voici pourquoi le travail intellectuel est si important ! Comme le disait Lénine, il ne peut pas y avoir de parti révolutionnaire sans théorie révolutionnaire.
Nous devons nous réapproprier les mots ! Par exemple, ce qu’ils appellent « globalisation », moi je l’appelle « glebalisation » ; ce qu’ils appellent « marché libre », je l’appelle « libre-cannibalisme ». Au marché globalisé, nous devons opposer un internationalisme d’États nationaux, souverains et démocratiques ; au cosmopolitisme nihiliste, nous devons revendiquer les identités culturelles des peuples ; à la foule solitaire de consommateurs déracinés, nous devons invoquer une communauté solide d’entraide et d’éthique, compris en termes hégéliens.
Voici le programme d’une nouvelle synthèse qui va au-delà de la gauche et de la droite pour édifier une démocratie radicale basée sur un internationalisme d’États nationaux et souverains. Une partie essentielle de ce programme est l’anti-atlantisme, à savoir la lutte pour un monde multipolaire qui renonce à l’impérialisme américain, appelé globalisation.
Concernant les auteurs qui ont contribué à ma formation, je dirais que mon véritable maître est surtout Costanzo Preve : il fut le théoricien des nouvelles synthèses et pour nous en Italie, le troisième marxiste du XXe siècle, après Pasolini et Gramsci. Il fut un véritable marxiste et c’est pourquoi la gauche arc-en-ciel, post-moderne, libérale et chienne de garde des classes dominantes le détestent autant. Car il le disait lui-même : si la gauche se désintéresse de Marx et de Gramsci alors il faut se désintéresser de la gauche devenue du coup, similaire à la droite.
Pour finir, comment percevez-vous la situation politique et sociale française ?
Au même moment où l’Italie eut ce gouvernement souverainiste et populiste, la France chancela par l’action héroïque des Gilets jaunes, qui représentaient, en substance, le même principe, mais sous la forme de mouvements et de manifestations.
La France, elle aussi, fait partie du nouvel ordre global du capitalisme thérapeutique ; la France elle aussi a un banquier aux commandes ; la France comme l’Italie est à la botte de l’ordre néolibéral.
Mais comparé au peuple italien, le peuple français me semble avoir un rapport différent au pouvoir. On peut sûrement l’expliquer historiquement : par la révolution de 1789, puis par la Commune de Paris.
On a revu ces derniers mois, le peuple français descendre héroïquement dans la rue contre ce que j’appelle le Léviathan techno-sanitaire, c’est-à-dire le Nouvel Ordre thérapeutique. En Italie aussi, le peuple commence à se manifester mais pas avec l’intensité que j’ai l’impression de ressentir en France.
Macron est à la France ce que Draghi est à l’Italie : deux membres de la classe dominante qui dirigent deux nations décisives pour ces mêmes groupes dominants.