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Carl Schmitt : le nomos de la terre ou l’enracinement du droit

Le cosmopolitisme est une abstraction

Dans Le Nomos de la Terre (1950), Carl Schmitt montre qu’il ne peut exister d’ordre sans enracinement. Contre la pensée positiviste et l’idéal cosmopolitique, il en appelle à la terre, substrat élémentaire de toute société, pour comprendre le rapport de l’humanité au monde.

 

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Carl Schmitt

 

Grande figure de la Révolution conservatrice allemande, Carl Schmitt s’oppose aux héritiers du positivisme d’Auguste Comte, et plus spécifiquement au positivisme juridique dont Hans Kelsen (d’ailleurs contradicteur de Schmitt) est le théoricien le plus célèbre. Celui-ci, dans sa Théorie pure du droit, n’étudie et ne reconnaît comme tel que le droit en vigueur édicté par l’homme, que l’on appelle droit positif, occultant l’origine profonde de ces normes et rejetant l’idée même d’un droit naturel qui serait fondé sur des valeurs éminentes. À l’inverse, s’attachant à en retrouver la source, Schmitt ressuscite la conception d’un droit inhérent à la terre. Si la localisation, l’espace géopolitique délimité, prime dans son étude des rapports de force, sa philosophie du droit nous invite à une lecture très organique, à la connotation écologiste. Alors, sans même invoquer de quelconques valeurs morales, que les positivistes qualifient d’extrinsèques à la matière juridique pour mieux les mépriser, Le Nomos de la Terre met la logique de ces légalistes à l’épreuve du bon sens du paysan  : «  En premier lieu, la terre féconde porte en elle-même, au sein de sa fécondité, une mesure intérieure. Car la fatigue et le labeur, les semailles et le labour que l’homme consacre à la terre féconde sont rétribués équitablement par la terre sous la forme d’une pousse et d’une récolte. Tout paysan connaît la mesure intérieure de cette justice  ». Aussi la terre est-elle délimitée par l’homme qui la travaille, de même que par les reliefs ou les cours d’eau. Enfin, elle est le socle de toutes les clôtures, autant de manifestations visibles de l’ordre social, du pouvoir et de la propriété. On comprend donc que la terre est «  triplement liée au droit  ». Il existe un ordre particulier, propre et défini par et pour une terre donnée, qui s’impose dès lors que celle-ci est prise. Si les mers sont libres, l’ordre règne sur la terre ferme.

Cette vision d’un enracinement de fait et a priori de l’ordre semble évacuer la posture relativiste consistant à croire que ce sont les États et les nations qui plongent de force, à grands coups d’artifices, de symboles et de discours enflammés, un ordre qu’ils créent de toutes pièces dans le sol qu’ils dominent. Comme si l’enracinement se décrétait, comme s’il s’agissait de donner les attributs d’une force naturelle et le visage rassurant d’un mythe fondateur visant à unir un peuple à sa terre de façon quasi-mystique. Carl Schmitt met en échec ceux qui aujourd’hui encore voudraient voir en la notion d’un enracinement garant de l’ordre une pure abstraction romantique sans prise avec le réel, un outil superflu et ringard à dispositions des politiques, voire un mythe «  nationaliste  » du «  repli sur soi et de la haine de l’autre  », selon la formule abjecte désormais consacrée. En réalité nous découvrons que c’est tout l’inverse, car qui n’admet pas qu’une terre particulière est irrémédiablement liée à un ordre particulier – celui qui se prétend citoyen du monde, par exemple – considérerait que l’ordre auquel il consent à se conformer est valable partout  : il violerait potentiellement toutes les terres, tous les ordres, tous les droits, à l’exception du sien.

 

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Auguste Comte

 

Le pacifique authentique ne peut qu’admettre qu’au moment même où une terre est prise, l’ordre qu’elle porte s’impose et ce aussi bien vers l’intérieur, à ceux qui la prennent, que vers l’extérieur, c’est à dire vers l’étranger qui ne saurait légitimement imposer un ordre différent. Autrement dit, considérer qu’il n’existe pas de lien concret d’enracinement entre un ordre particulier, un droit donné et la terre sur laquelle il règne, en vertu de la prise de cette terre, est une négation des souverainetés qui s’expriment dans la diversité des ordres. L’enracinement n’apparaît donc plus comme un choix, un mythe ou une construction a posteriori, mais d’abord comme une nécessité indépassable du politique  : celle de se soumettre à l’ordre que la terre porte et impose à celui qui la prend, la partage et la travaille. Refuser ce postulat ne peut mener qu’à la destruction du substrat élémentaire même de toute société. En employant à dessein le terme de nomos pour «  la première mensuration qui fonde toutes les mesures ultérieures, pour la première prise de terres en tant que première partition et division de l’espace, pour la partition et la répartition originelle  », l’auteur formule en creux une critique de la pensée positiviste dans son ensemble, que le «  mode de naissance  » des choses n’intéresse pas et pour qui seule la «  loi du phénomène  » compte. Cet effort sémantique montre qu’en matière de droit aussi, celui qui méprise l’histoire méprise la terre autant que celui qui méprise la terre méprise l’histoire  : il est un déraciné.

Le projet politique idéaliste et universaliste hérité de la Révolution française semble alors absurde, faisant de ce que l’auteur désigne comme des «  généralisations philosophiques de l’époque hellénistique faisant de la polis une kosmopolis  » une ambition concrète. Et Schmitt d’ajouter qu’ «  elles étaient dépourvues de topos, c’est à dire de localisation, et ne constituaient donc pas un ordre concret  ». On en vient naturellement à penser que tout projet politique, s’exprimant par le droit, qui ne s’ancre à aucun moment dans la terre ferme et les réalités qu’elle impose, est suspect.

 

De la pensée hors-sol au mépris destructeur de la terre

Car si le déracinement des positivistes, quand il n’est qu’une hypothèse de travail, une posture intellectuelle d’universitaire n’est a priori pas un danger, les évolutions juridiques et politiques auxquelles s’intéressent Carl Schmitt à la fin du Nomos de la Terre illustrent le désastre auquel ce paradigme conduit. Le «  jus publicum europaeum  » que la Révolution française commença à remettre en cause avant que la Première Guerre mondiale ne l’achevât, reposait sur l’acceptation de la diversité des ordres juridiques et spatiaux et la reconnaissance de l’ennemi comme justus hostis, autrement dit comme un ennemi légitime à faire la guerre. Mais la pensée hors-sol de la Société des Nations (puis de l’Organisation des Nations unies), l’impérialisme américain parfois masqué sous les traits d’un universalisme bienveillant, conjugués avec les moyens considérables de destruction massive, pourraient avoir rompu l’attachement instinctif et naturel de l’humanité à la terre en introduisant de nouveau la notion autrefois théologique (et soumise à l’arbitrage du Pape) de justa causa dans le rapport à la guerre tout en subventionnant le rêve cosmopolitique. Comme si l’homme aujourd’hui capable de détruire la terre de l’autre (surtout si ce dernier ne peut pas en faire autant) la méprisait profondément. Comme si l’homme capable, aussi, de détruire la planète, ne pouvait avoir soif que de la dominer toute entière pour se préserver. Et l’ambition d’un «  nouvel ordre mondial  », expression que nous empruntons à George W. Bush lui-même, est le symbole le plus frappant de cette rupture politique et intellectuelle  : il ne semble plus y avoir de place pour des ordres politiques et juridiques multiples et divers, liés à leurs propres terres, dont les relations seraient régies par des normes visant simplement à limiter la guerre. Il y aura désormais un ordre unique, universel et cosmopolitique, que l’on imagine naître dans les décombres de la Vieille Europe, prenant symboliquement racine dans les ruines de la cathédrale de Dresde. Un ordre qui n’a pas d’histoire puisqu’il n’a rien pris, un ordre qui n’a pas de terre mais qui a détruit.

 

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La Société des Nations, espoir pour la paix en 1919

 

Aussi, la guerre ne sera plus limitée, mais criminalisée, et prohibée en principe par l’Organisation des Nations unies. Car un ordre, même mondial, ne peut-être que pacifié. L’humanité s’étant employée à accumuler des moyens suffisants pour réduire le monde en poussière, s’est de ce fait confrontée à la question morale de l’usage de ces armes de destruction massive. On ne peut raisonnablement admettre de les employer que dans des guerres prétendument justes contre un ennemi qu’il faut détruire, et non plus seulement contraindre. Or la guerre aérienne et les très médiatiques opérations de «  police bombing  » sont l’image du mépris absolu pour la terre. «  Le bombardement aérien (…) n’a pour sens et fin que l’anéantissement  », constate l’auteur. On voit les avions de chasse comme autant de vecteurs arrogants et fiers de ce nouvel ordre mondial qui s’impose par le haut, méprisant les terres depuis leurs cockpits, eux qui ne connaissent que celle de la maison mère américaine. En prétendant mener une guerre sans jamais fouler le sol du territoire ennemi, on rompt ce lien essentiel aux yeux de Schmitt entre l’occupation, l’obéissance, et la protection. Sans soldat au sol, et donc sans lien concret avec la terre, on ouvre la voie à sa destruction pure et simple depuis les airs. Mais l’opinion est préservée  : ses soldats ne meurent plus au champ d’honneur. Une fois encore, le lien à la terre apparaît comme une incontournable et nécessaire source de l’ordre, quand l’usage du seul espace aérien sème le chaos. Il semble que seule la projection d’hommes sur terre, mère et support de tout ordre, soit susceptible de donner des résultats politiques satisfaisants. Mais peu importe, puisqu’il n’y a plus de guerre, puisque tous les ennemis que l’on frappe ne sont pas des États égaux à ceux qui les combattent, mais l’incarnation du Mal  ! Or, si comme David Cumin, biographe et spécialiste de Carl Schmitt, aime à le rappeler, l’ennemi est pour ce dernier «  la figure de notre propre question  », la guerre d’anéantissement interroge le paradigme et la morale des grandes puissances militaires occidentales. Ce nouveau rapport à la terre nous invite à considérer sérieusement la leçon de Carl Schmitt à la fin de sa préface  : «  C’est aux pacifiques que la terre est promise. L’idée d’un nouveau nomos de la terre ne se révèlera qu’à eux  ». Car la guerre moderne et destructrice prive le droit de sa source et de son siège qu’est la terre.

Carl Schmitt par Damien Viguier, sur E&R :

 






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8 Commentaires

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  • #1498910

    grand merci pour cet article essentiel… je vais trouver et lire cet ouvrage.

     

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  • #1498922

    Seul notre âme nous appartient le reste n’est que partage !!!

     

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  • #1499069

    La Terre et l’Âme ...

    Il y a tant à dire sur ce sujet qui est au centre
    de nos destinées ...
    C’est bien d’aborder un thème aussi profond,
    que fait semblant d’ignorer nos élites ...pour
    mieux s’approprier la terre des autres... !

     

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  • #1499070
    Le 30 juin 2016 à 06:53 par Populisse à fond
    Carl Schmitt : le nomos de la terre ou l’enracinement du droit

    N’oublions pas qu’Athènes dont la terre assez pauvre ne pouvait assurer sa subsistance, fut entièrement tournée par obligation vers l’extérieur, sans le commerce et la mer Athènes ne serait restée qu’une bourgade, la guerre du Péloponnèse l’obligea à se doter d’une flotte conséquente, le commerce en fit une thalassocratie, ce même commerce assura la production d’une élite intellectuelle, jamais atteinte, jusque là.
    Si le vaste empire achéménide (Perse), put manipuler les cités Grecques les unes contre les autres, (n’oublions pas que les cités Grecques d’Asie, avaient un statut libre, tout en étant incluse dans l’empire de Darius), elles ne devaient leur libertés grâce au génie commercial, ce même empire échoua militairement contre les cités grecques.
    A noter que l’armée de Darius comprenait des généraux et des fantassins grecs qui n’étaient là qu’uniquement pour le gain (déjà).
    Si la fin des guerres Médiques se termine par la victoire de Sparte cité de paysans soldats, Lacédémone perdit par la suite toute influence, recroquevillée sur la plaine de Laconie entourée de montagne accessible seulement par deux passes entre la chaîne montagneuse.
    L’Allemagne de Schmitt, est un "empire" continental avec différentes populations de souche éparpillées dans le monde slave, sudètes etc.
    La thalassocratie, notamment lors de la conquête du nouveau monde, donne naissance au droit international, en effet la course aux trésors, se serait achevée par la destruction des marines, si le droit n’avait prévu de vastes zones océaniques, où il était en principe interdit se s’affronter, sauf cas de piraterie, que venait alors sanctionner les linéaments d’un droit international.

     

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    • #1499181
      Le Juin 2016 à 11:23 par Populisse à fond
      Carl Schmitt : le nomos de la terre ou l’enracinement du droit

      A noter, qu’Athènes faisait une distinction entre les citoyens et les métèques, les citoyens sont ceux qui portaient les armes et partaient à la guerre, contrairement aux étrangers.
      De plus il faut remettre Carl Schmitt dans le contexte politique du temps, et de l’après traité de Versailles.
      Le droit reflète toujours le contexte des us et coutumes de l’époque.
      Le reste n’est que mythe.

       
  • #1499114

    En effet, il ne peut exister d’ordre NATUREL sans enracinement, encore faut-il saisir au pied de la lettre la notion d’Enracinement. Ce que d’autres par le passé ont essayé tant bien que mal de réédifier, un Jésus par exemple, mais ce dernier n’a pas eu le temps d’accomplir entièrement sa mission, tout est allé trop vite, bref...

    Quelle difficulté l’homme de société peut-il avoir pour manifester sa cohérence Terre/Ciel. De ce fait il sort sa pancarte intellectuelle tantôt Terre, tantôt Ciel quand ça l’arrange, se persuadant alors d’être un bon humaniste et d’être sur le chemin histoire de donner ’’bonne conscience’’...

    C’est aussi pour cela que Mr Schmitt dans cet article parle d’un droit inhérent à la Terre, au lieu de parler de relation tout simplement. En même temps quand on est pas pleinement en relation ni avec le Ciel, ni avec la Terre, on envisage le côté pratique et matériel, et on pense avoir des droits alors que l’humain a surtout des devoirs vis à vis de cette Terre au lieu de l’exploiter pour son propre ventre. Egalement des devoirs vis à vis du Ciel dont il doit se mettre au service, l’un ne va jamais sans l’autre...

    Alors, qu’est-ce la mesure intérieure si ce n’est la Conscience dont la Terre porte en permanence l’expression ? Chaque élément a sa juste place répondant à sa juste fonction pour générer avec les autres éléments, cela se nomme : PROSPERITE. Le parfait contraire de l’économie et de sa vision très en surface des éléments...

     

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  • #1499435

    N’est-ce pas l’enjeu du conflit à venir : les déracinés contre les enracinés ? l’ordre ou le chaos.

     

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    • #1499725

      Rien de neuf : la vielle opposition "nomades-sedentaires" deja mise en place par Zarathoustra en Perse tres ancienne. Le combat ente Iran et Touran. Les Aryas et les Semites. Le desert et l’Europe de verdure. Le monotheisme abstrait et mort versus le polytheisme concret et vivant des peuples Aryens et la synthese dans le Trinitarisme et l’angeologie de Saint Thomas d’Aquin en passant par Hegel jusqu’a Steiner.