« Que diable faisons-nous ici ? » La pièce (dont le titre est un peu plus provoquant dans sa version originale) fait salle comble ces jours. Mikser House, le centre culturel qui l’a programmé à Belgrade, ne craint pas les provocations. Tout y passe, avec dérision, voire une certaine tendresse : le « malheur » serbe, ce peuple qui se sent éternellement incompris ; la corruption des élites ; l’autoritarisme ambiant ; la débâcle économique… C’est bien clair, commente à un moment l’un des acteurs : « Même les migrants de passage ne veulent pas rester ici ! »
Le comédien a raison. Si le centre de la capitale serbe est aujourd’hui submergé par des milliers de « migrants », ceux-ci n’ont qu’une idée en tête, repartir au plus vite vers le nord. Et les autorités, de leur côté, ne semblent avoir qu’une préoccupation : éviter autant que possible d’entraver leur départ. Selon les chiffres de l’ONU, Syriens, Irakiens ou Afghans, qui sont les plus nombreux à s’amasser dans les parcs publics, prenaient en moyenne vingt jours à traverser le pays. Ils disparaissent maintenant en deux ou trois jours, direction la Hongrie, vers l’Allemagne.
Mais une autre chose est sûre : à Belgrade, ces milliers de voyageurs passeront presque à coup sûr par l’annexe du Mikser House, l’endroit même où se tient le soir la pièce de théâtre. En l’absence de tout centre d’accueil dans la capitale, face à des pouvoirs publics aux abonnés absents, c’est à peu près le seul lieu où ils trouveront gratuitement des vêtements de rechange ou du matériel hygiénique, comme du simple savon. Spot culturel le soir, centre d’accueil des réfugiés la journée…
« Nous nous sommes retrouvés presque par hasard au cœur de ce mouvement », sourit Maja Lalic, cofondatrice du Mikser House avec son mari. « Les gens s’alarmaient sur les réseaux sociaux, ils nous demandaient comment ils pouvaient agir. De fil en aiguille, une sorte de système d’aide se construit autour de nous qui comprend beaucoup de privés, des entreprises ou des ambassades ».
Maja Lalic est une célébrité à Belgrade : son centre culturel, qui cultive l’indépendance vis-à-vis des autorités, accueille des centaines de spectacles par année, des expositions d’artistes et de designers, des ventes de produits locaux. C’est à partir des innombrables activités du Mikser House que s’est répandue, un peu partout en Europe, l’idée (encore un peu prématurée) que Belgrade était en passe de devenir, du point de vue culturel, « le nouveau Berlin ».
Un Berlin balkanique qui est aussi aujourd’hui guetté par un certain chaos. Nous avons vu progressivement grossir les chiffres , commente Mirjana Milenkovski, du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) à Belgrade.
« D’abord 200 arrivées par jour, puis 500, puis 700, et maintenant plus de 1 500 par jour. Et encore, il ne s’agit là que des personnes enregistrées. Il est probable que la réalité soit proche du double. »
Au terme d’un cafouillage monstre, après l’emploi de grenades assourdissantes et de quelques actes de violence de la part de la police, les digues ont cédé le week-end dernier au sud, dans la Macédoine voisine. Le HCR ne le dira pas officiellement, mais les autorités serbes avaient été prévenues il y a longtemps déjà de l’approche de cette tempête, et avaient été priées de trouver le moyen d’y faire face. Elles l’ont fait : elles ont commencé de transporter par train, plus au nord, les milliers de nouveaux arrivés. Puis, devant la lenteur du processus, elles auraient affrété, selon la presse locale, quelque 70 autocars pour les acheminer plus loin.
En une semaine, voilà donc arrivés, principalement à Belgrade, quelque 10 000 passagers en transit (ils ont été plus de 94 000 pour cette seule année, selon les chiffres du HCR). À certains (de loin pas à tous), les policiers serbes ont tendu un papier, leur donnant 72 heures pour rejoindre l’un des cinq centres d’enregistrement des réfugiés ouverts dans le pays, tous situés très loin de Belgrade. Mais le message a été mal transmis, peut-être à dessein : les migrants, invariablement, comprennent qu’ils ont 72 heures pour déguerpir avant de se faire arrêter. Ils ne se font pas prier : ils quittent le pays au plus vite. D’autant plus que, depuis le début de l’année, la Serbie n’a accepté d’accorder le statut de réfugié qu’au compte-gouttes. En tout… cinq personnes, sur les dizaines de milliers qui se sont tout de même présentées aux centres d’enregistrement.
Retour au Mikser House, où Drazen Sivac n’en finit plus de distribuer des brosses à dents, des couches-culottes et des bouteilles d’eau aux chanceux qui ont appris l’existence de ce centre par le bouche-à-oreille. Drazen est acteur. Il rêvait de monter des petits spectacles de clown pour faire patienter les enfants. Mais l’heure est à l’urgence : par grappes, les « migrants » quittent un moment le parc central de Belgrade, à côté de la gare, pour y revenir avant le départ prévu du bus qui devrait les amener à la frontière hongroise. Au fil des heures, des dizaines de tentes de camping ont été dressées. Beaucoup d’hommes à l’ombre des arbres ; des familles dans les tentes ; des enfants en bas âge partout. Sous le soleil, laissé à lui-même, le campement se transforme rapidement en dépotoir insalubre. Les services de nettoyage passeront une fois la nuit venue.
Au milieu de cette cohue, Marja est imperturbable. Cette retraitée vient de vendre son dernier épi de maïs, de la cinquantaine qu’elle transportait derrière elle dans un petit chariot. Elle fait le tour des tentes : l’équivalent d’un euro l’épi, cuit, et encore chaud.
« Ma retraite, c’est 250 euros par mois. Je n’ai rien d’autre pour vivre. La Serbie va mal. Mais regardez ces gens, le reste du monde ne va pas mieux. Au moins, ici, je peux me faire un peu d’argent. »