Le 26 avril 2006, les plus hautes sphères de l’État belge complotent pour faire arrêter aux Pays-Bas un de leurs ressortissants, Bahar Kimyongür. Il est accusé “d’appartenance à une organisation terroriste”. Les procédures se solderont finalement en mai 2010 par son acquittement. Aujourd’hui, on ne sait ni pourquoi, ni comment les autorités belges ont voulu extrader cet homme vers la Turquie.
Certes, la Belgique était sortie affaiblie par la disparition de Fehriye Erdal, une militante turque accusée par son gouvernement d’être impliquée dans les attentats contre l’industriel Sabanci, en 1996. Erdal avait été arrêtée en Belgique puis assignée à résidence à Bruxelles dans un bureau d’information où Kimyongür était actif. Suffisant comme présomption de culpabilité ? Sur fond d’élections en Turquie ce 12 juin, rencontre avec Bahar Kimyongür. Par Emmanuel Wathelet.
Aujourd’hui, vous portez plainte contre X, mais l’État belge est visé. Bahar contre-attaque ?
Dix ans que je recevais des baffes. Il était temps ! D’autant que j’étais tenu par un délai pour introduire une plainte au pénal. Une plainte qui, potentiellement, pourrait mener à des peines de prison. Je ne peux évidemment m’aventurer à désigner des responsables, même si les hautes sphères de l’Etat sont vraisemblablement impliquées. On attend des compléments d’enquête dont l’élément clé est le procès verbal de cette réunion du 26 avril où mon arrestation aurait été planifiée. Ce PV serait aujourd’hui consigné dans un coffre-fort au Sénat.
Qui a parlé pour la première fois de cette réunion ?
L’ex-sénateur Ecolo Josy Dubié. Il aurait reçu un appel d’un inconnu voulant lui confier un document sensible. Ce document, c’était le brouillon du PV dissimulé. Sans cette fuite, on n’aurait jamais su.
Dans le PV, y a-t-il les noms de ceux qui étaient présents ?
Le numéro de référence de tous les fonctionnaires, oui. On sait qu’ils étaient 25. Dans les documents dont on dispose, il est question de Pascale Vandernacht, à l’époque chef de cabinet de la ministre de la justice Onkelinx, du procureur Johan Delmulle qui instruisait au même moment l’affaire DHKP-C et de tout le gratin de l’anti-terrorisme, avec les représentants du ministère de l’intérieur et du cabinet du Premier ministre…
Si vous obtenez ce PV, vous envisagez une autre plainte, avec des noms cette fois ?
Je ne vais tout de même pas passer mes vieux jours dans la salle des pas perdus ... (rires) La ministre n’a pas reconnu l’authenticité du document dont nous disposons. L’objectif de notre plainte, c’est de comparer le brouillon à l’original et de faire la lumière sur ces agissements dignes d’un Etat policier.
Qui peut consulter ce document ?
Les parlementaires peuvent le voir mais pas le copier. Le PV est frappé du label « for your eyes only ».
Certains l’ont fait ?
Aucune idée. Anne-Marie Lizin m’avait dit dans les coulisses d’un plateau télé que le PV dont nous disposions était bien identique à l’original...
Quel aura été l’intérêt de l’État belge dans cette affaire ?
Je n’en suis pas totalement sûr mais il voulait, semble-t-il, se débarrasser de quelqu’un en contrepartie de la disparition de Fehriye Erdal, une militante turque accusée par son gouvernement d’avoir été impliquée dans l’attentat contre Sabanci, en 1996. J’avais porté assistance à Fehriye durant tout son séjour en résidence surveillée ce qui m’exposait aux représailles des Etats belge et turc.
Sans doute aussi que mon activisme politique dans les couloirs et aux portes du Parlement européen faisait tache sur les relations diplomatiques entre la Belgique et la Turquie. J’étais actif dans un bureau d’information, un « lobby prolétarien », situé dans le quartier, à partir duquel je dénonçais les exactions commises par les autorités turques à l’égard des opposants politiques. Et ça, manifestement, ça ne plaisait ni à la Belgique ni à la Turquie.
Vous gêniez les relations diplomatiques ?
La Turquie est un partenaire de premier choix, pas seulement sur le plan commercial. Elle est membre de l’OTAN, du Conseil de l’Europe et elle est à la porte de l’Union Européenne comme candidate. Les intérêts sont donc multiples. Et puis, Fuat Tanlay, l’ambassadeur de Turquie de l’époque, ne me portait pas vraiment dans son cœur. Il ne se gênait d’ailleurs pas pour exprimer sa hargne à mon égard, par voie de presse notamment.
Vous connaissiez Erdal ?
Forcément. J’avais fait partie de la délégation qui négocia, au ministère de l’Intérieur, les modalités de son assignation à résidence. J’y ai même été implicitement contraint après que les services de renseignements belges aient fuité par deux fois l’adresse d’Erdal. Le gouvernement avait pourtant garanti à Erdal et ses avocats que, pour sa sécurité, son adresse serait tenue secrète. Finalement, nous avions convenu que la seule adresse où Fehriye Erdal pourrait avoir un minimum de protection, c’était le bureau d’information où j’étais actif.
Cet arrangement n’était pas une faveur accordée par les autorités. Rappelons qu’après un an d’incarcération à la prison de Bruges, Fehriye Erdal s’était vue refuser l’asile politique pour des motifs d’ordre public et de sécurité nationale. Le gouvernement était donc tenu d’assumer sa sécurité dans une situation totalement bloquée où elle était non extradable, non expulsable et non régularisable.
Vous savez où elle est, aujourd’hui ?
Non. Et c’est mieux ainsi pour sa sécurité. Règle n°1 de la clandestinité : « Moins on en sait, mieux c’est ». Il en va tout de même de sa vie. D’autant plus que des maffieux d’extrême droite, affiliés aux Loups Gris, ont été payés par les services secrets turcs pour la retrouver et l’abattre. Chez les barbouzes turcs, le recrutement de tueurs à gages dans les milieux criminels et fascistes est une pratique courante. Ali Agca, celui qui tira sur le pape Jean-Paul II est le plus connu. Mais il y aussi des truands comme Abdullah Catli, Yalçin Özbey, Osman Nuri Van et Alaattin Cakici qui servirent en Europe à mener ce genre de missions d’éliminations de militants politiques arméniens, kurdes ou turcs de gauche.
Cela pourrait vous sembler exagéré. Pourtant, lorsque j’étais détenu à Gand, des trafiquants de drogue d’origine turque m’ont confié avoir été approchés par le service d’intelligence turc de la MIT. Un million d’euros et de grosses quantités d’héroïne leur auraient été proposé par la MIT pour retrouver et abattre Fehriye Erdal.
Erdal appartenait à la branche armée du DHKP-C ?
Elle était étudiante en ‘96 quand elle a postulé pour un emploi comme hôtesse dans les tours Sabanci. À la même époque, les militaires ont mené une incursion dans le dortoir de membres du DHKP-C, à la prison d’Ümraniye à Istanbul. Il y eut des dizaines de blessés et trois détenus massacrés à coups de barres de fer.
La branche armée du DHKP-C a alors mené une action de représailles contre le centre névralgique de l’establishment turc : les tours Sabanci. Erdal a été accusée d’avoir laissé entrer le commando... Dans les minutes qui ont suivi, Erdal est apparue sur tous les flashs infos. Sa tête a été mise à prix. Elle n’avait guère plus le choix que d’entrer en clandestinité.
A-t-elle participé à cet attentat ?
Je n’en sais rien et elle n’a pas été jugée. De plus, elle dément toute implication. Ce qui est cependant sûr, c’est qu’elle ne faisait pas partie du commando. Ensuite, on n’a plus entendu parler d’elle jusqu’à ce qu’on la trouve par hasard dans un appartement situé sur la côte flamande.
C’est-à-dire ?
En septembre 1999, la police fit une descente dans un appartement situé près de Knokke après avoir été alertée par le voisinage qui aurait constaté qu’une mince colonne de fumée s’échappait de l’une des fenêtres de l’appartement. Lorsque la police arriva sur les lieux, les occupants de l’appartement auraient tenté de fuir. C’est dans des circonstances fortuites que la police belge aurait arrêté Erdal, sans d’ailleurs savoir qu’il s’agissait d’elle puisqu’elle portait un faux passeport.
Pourquoi les Belges ont-ils refusé de l’extrader vers la Turquie, quand ils ont compris que c’était elle ?
En réalité, la Belgique n’avait pas le droit de l’extrader. En Turquie, il y avait la peine de mort et des cours militaires chargées des affaires politiques, donc des tribunaux d’exception non conformes aux normes européennes. Or, Erdal était poursuivie par la Cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul pour « tentative de renversement de l’ordre constitutionnel », en vertu de l’article 146/1 du Code pénal turc, justement passible de la peine capitale.
Au passage, il est intéressant de constater que sur le plan pénal, en Turquie, s’attaquer à un milliardaire, c’est s’attaquer à l’intégrité de l’État et attenter à l’Etat, c’est signer son arrêt de mort ! Il faut ajouter à cela la torture endémique, les raids réguliers de l’armée contre les prisons.
L’État belge était donc légalement obligé de déclarer la demande turque d’extradition irrecevable. Il a pourtant tout fait pour se débarrasser d’elle. L’Etat belge a par exemple, longtemps cherché un pays tiers n’ayant pas d’accord d’extradition avec la Turquie. A l’époque, le gouvernement aurait même envisagé d’extrader Fehriye Erdal au Congo !
Erdal aurait-elle dû être jugée en Belgique ?
Comme la Belgique avait refusé son extradition, elle ne pouvait que remettre Erdal en liberté dans l’attente de deux procès : celui concernant les délits qui lui étaient reprochés en Belgique et celui concernant les accusations de l’Etat turc. On s’en souviendra, Fehriye a été jugée et condamnée à deux ans de prison avec sursis pour les histoires de Knokke. Quant à l’affaire relative à l’attentat d’Istanbul, l’instruction est en cours. Des commissions rogatoires belges se rendent régulièrement à Istanbul pour questionner le personnel des tours Sabanci où l’attentat eut lieu ou encore des prisonniers politiques suspectés d’avoir été impliqués dans l’attentat.
Quels sont les liens entre le DHKP-C et votre bureau d’information ? Quant à vous, on vous a accusé d’être le chef d’une organisation terroriste. Sur quoi reposaient ces accusations ?
Nous traduisions ce que n’importe quel bureau aurait pu traduire : des rapports de juristes ou sur les droits de l’homme, et on les remettait aux eurodéputés et aux ONG qui y étaient sensibles. On traduisait aussi des communiqués de la branche armée du DHKP-C, mais c’était là une activité tout à fait marginale. Il s’agissait surtout de faire connaître les contre-pouvoirs dans leur diversité. Le communiqué qui m’a valu ces accusations était - ironie du sort - un texte où le DHKP-C s’excusait pour une explosion involontaire. De plus, ces informations étaient déjà accessibles au grand public.
Le DHKP-C est une organisation turque d’extrême-gauche. Elle est considérée par les Éats-Unis, l’Union européenne, le Canada et la Turquie comme une organisation terroriste. Pouvez-nous en dire plus sur sa structure ?
Il s’agit en réalité de plusieurs mouvements actifs sur le terrain syndical, étudiant, social et culturel qui partagent le programme politique et les objectifs du DHKP-C. Numériquement plus faible que le mouvement autonomiste kurde du PKK, le DHKP-C est toutefois tant sur le plan qualitatif que quantitatif, le plus grand mouvement marxiste-léniniste anatolien. Sa capacité de mobilisation est plus importante que celle des partis de gauche électoralistes comme le Parti pour la liberté et la solidarité (ÖDP) ou le Parti communiste de Turquie (TKP).
Je comparerais le DHKP-C aux guérillas sud-américaines qui avaient une pratique sociale importante dans les villes. Cela dit, l’activité militaire du DHKP-C n’a jamais été aussi basse alors que sur le terrain de la résistance populaire, ses militants n’ont jamais été aussi présents, en tout cas depuis la fin des années 70, époque où le mouvement avait libéré des zones urbaines entières. La répression de l’Etat turc, quant à elle, est toujours aussi féroce. Rien qu’en quatre mois, 130 personnes, étudiants, enseignants, syndicalistes, retraités ou musiciens, ont été emprisonnés pour leurs liens supposés avec le DHKP-C.
On réduit souvent le DHKP-C à l’attentat contre l’industriel Sabanci, en 1996...
L’activité sociale des militants dans les grands quartiers déshérités des métropoles n’intéresse pas. L’organisation est implantée dans les zones qu’on appelle “rurbaines”. Ce sont des faubourgs - presque des villages - agglutinés autour des métropoles. Ils se sont formés à travers l’exode rural mais aussi des suites de la sale guerre menée dans les provinces kurdes du pays.
Comme des bidonvilles ?
Oui, au départ, il n’y a ni eau, ni gaz ou électricité. Pas même d’écoles. En revanche, ce sont des constructions en dur, souvent réalisées en une seule nuit. D’ailleurs, on les appelle des « gecekondu », c’est-à-dire, littéralement des « posés la nuit ». Grâce à l’action des révolutionnaires dans les années ‘70, les victimes de l’exode rural étaient accueillies dans ces zones confisquées à l’Etat. Les militants organisaient de vastes chaînes de solidarité. Cela explique que ces quartiers de fortune se sont peu à peu transformés en zones urbaines habitables voire même confortables.
Le DHKP-C existe donc depuis longtemps...
Depuis les insurrections ouvrières et étudiantes qui embrasèrent la Turquie à la fin des années ‘60. Il est l’héritier de Dev-Genç, le mouvement héroïque des jeunesses révolutionnaires qui jeta les Marines de la 6e flotte américaine dans les eaux du Bosphore, incendia la Cadillac de l’ambassadeur US Robert Komer à Ankara, surnommé le boucher du Vietnam, ravitailla les grèves ouvrières, occupa les terres des propriétaires fonciers. Les jeunes de Dev Genç érigèrent même un pont de pierre sur la rivière Zap pour venir en aide aux paysans pauvres du Kurdistan turc et ainsi riposter à la construction du pont suspendu Bosphore, symbole de la bourgeoisie stambouliote arrogante et cupide.
Cette génération de militants « fiancés à la révolution et mariés à la mort » a été sauvagement écrasée par la junte militaire qui prit le pouvoir le 12 mars 1971 sous les ordres de Washington. Le but des généraux fascistes était d’empêcher que la Turquie ne basculât dans « l’autre camp ». En réalité, la gauche révolutionnaire turco-kurde en général et le DHKP-C en particulier, ont subi des décennies de terreur : celle de la junte militaire de 1971, celle aussi des années de plomb qui émaillèrent les années 70 mais surtout celle du coup d’Etat du général Evren perpétré le 12 septembre 1980. Les mouvements sociaux et la gauche turque et kurde ont été laminés par la répression mais en sont sortis toujours plus aguerris.
La torture ?
Et des exécutions extrajudiciaires. De nos jours, les prisons turques sont peuplées de milliers de militants issus de la mouvance kurde du PKK, mais aussi près de 400 personnes accusées de liens avec le DHKP-C.
On observe une évolution, dans un sens ou dans l’autre ?
A la répression « traditionnelle » qui vise les patriotes kurdes et les révolutionnaires vient s’ajouter « l’affaire Ergenekon », un réseau terroriste impliquant des escadrons de la mort, des généraux à la retraite, des intellectuels kémalistes ou d’extrême-droite, etc.
Sous prétexte de mener le combat contre Ergenekon – dont le prétendu objectif serait de renverser le gouvernement actuel -, la police, aujourd’hui totalement noyautée par la confrérie islamique des Nurcu, a mené des rafles dans les milieux intellectuels, chez les journalistes et les professeurs d’université. Cette affaire obscure semble aujourd’hui être le nouvel alibi d’Erdogan pour calomnier et mater l’opposition. C’est toujours utile à la veille des élections.
Les policiers turcs, des gardiens de l’Islam dites-vous ?
Oui, un peu comme les Mutaween, la police des mœurs en Arabie saoudite. La police turque dernier cri est tout aussi répressive que la précédente, terrorisant sans distinction des enfants kurdes réclamant une éducation dans leur langue maternelle, un étudiant luttant pour la gratuité de l’enseignement, un ouvrier en grève, une féministe dénonçant les crimes d’honneur ou un écologiste manifestant contre l’ouverture de centrales électriques dans les forêts de la mer Noire.
Le 29 mai dernier, des manifestants ont été arrêtés à Nurtepe alors qu’ils défendaient leur quartier face à un raid des Loups Gris, les nazillons du Parti d’action nationaliste (MHP) revenant d’un meeting électoral. Au commissariat d’Alibeyköy, les manifestants de gauche ont été soumis à un interrogatoire brutal pendant lequel ils ont été sommés de réciter la « chahada », la profession de foi musulmane et d’insulter le DHKP-C pour prouver qu’ils n’avaient pas de liens avec cette organisation. N’est-ce pas une curieuse façon de questionner pour la police d’un État qui se dit laïque ? Avant l’arrivée de l’AKP au pouvoir, les interrogatoires se menaient avec une autre rhétorique. Par exemple, à l’entrée de certaines salles de torture, la police suspendait un écriteau qui disait : « au-delà de cette porte, Allah n’existe pas. »
C’est peut-être un cas isolé...
Je ne le pense pas. En janvier dernier, l’AKP a introduit un projet de loi visant à autoriser les diplômés des lycées religieux dits « Imam Hatip » à entrer dans la police. Ce n’est là que le dernier épisode d’un long processus d’infiltration de la police par les Nurcu, les partisans du prédicateur Fethullah Gülen, surnommé le « Hodja Efendi », le « vénérable maître ». Et en effet, on dit de lui qu’il est le chef spirituel de la police. Exilé en Pennsylvanie aux Etats-Unis, Gülen est accusé par ses détracteurs, d’être un agent de la CIA. Gülen est un farouche partisan de l’économie libérale et un soutien déclaré de l’AKP.
Lors de l’assaut du « Mavi Marmara », il avait donné raison à l’armée israélienne et déclaré que les personnes tuées n’étaient pas des « martyres », ce qui fit quelques vagues parmi ses fans. Il dispose d’un réseau tentaculaire d’écoles et d’internats partout dans le monde : en Europe, en Afrique, en Russie, en Asie centrale... Gülen est en quelque sorte un missionnaire de l’Islam capitaliste et pro-US.
Qui sont les soutiens économiques au Premier ministre Erdogan et à son parti, l’AKP, au pouvoir depuis 2002 ?
Erdogan s’appuie sur une nouvelle bourgeoisie tournée vers le marché extérieur et issue de villes provinciales, traditionnellement conservatrices et pieuse appelées les « Tigres d’Anatolie » comme Kayseri, Gaziantep ou Eskisehir. Les « capitalistes verts » forment l’épine dorsale de l’AKP . Ils sont le fer de lance de la croissance économique turque. Cette croissance s’opère en vase clos : elle ne profite qu’aux fidèles sujets d’Erdogan, inversement, elle entretient la pérennité de son pouvoir néo-ottoman.
D’où une crainte de l’islamisme ?
En partie, mais je ne partage pas l’idée selon laquelle Erdogan serait un danger pour les USA. Il joue pleinement la carte du dirigeant qui se permet « certains écarts » en contribuant largement, de fait, à la nouvelle stratégie US : promouvoir un islamisme soft rompu à l’ultralibéralisme. C’est à croire qu’Obama et Erdogan ont fait la même école. Tous deux sont passés maîtres dans l’art de la communication.
La Turquie n’est donc pas, selon vous, une alternative pour le monde arabe ?
Certainement pas. Les masses arabes méritent mieux. Elles sont combatives mais politiquement déboussolées. Elles sont les victimes d’un matraquage idéologique constant qui est notamment alimenté par des feuilletons turcs à l’eau de rose ou d’actions. Sur les chaînes arabes, des séries turques, il en coule à flots. Chaque arabe, femme ou homme, y trouve ses héros et, en filigrane, le success story de la « démocratie musulmane » turque, de la « modernité turco-musulmane », de la prospérité turque.
Pourtant, le « miracle turc » masque 10 millions de travailleurs au noir. C’est le premier pays en Europe en nombre d’accidents de travail et le deuxième au monde. En réalité, l’économie turque est un casino qui, une fois encore, ne profite qu’à une minorité.
Sur le plan international, Erdogan n’hésite pas à affronter Israël !
...et on oublie que l’ancien ministre AKP de l’éducation nationale Hüseyin Celik a interdit la campagne BDS sur les universités pour prétexte que c’était « nuisible » au processus de paix ! Des revirements de cette sorte, il y en a beaucoup. On ne retient d’Erdogan que ses envolées lyriques qui sont aux antipodes des actions qu’il entreprend. Le volume commercial entre la Turquie et Israël est aussi important que les échanges franco-israéliens, par exemple. Et deux tiers de ces échanges reposent sur des commandes militaires. Par exemple, ce sont des drones israéliens que l’AKP utilise pour combattre la rébellion kurde. Israël et la Turquie sont d’ailleurs tellement de mèche que leurs industries militaires respectives, à savoir IMI et Aselsan, ont équipé en chars de combat un autre état prédateur des luttes populaires, le bien nommé Etat colombien. Pour mater la révolution colombienne, Israël et la Turquie ont conçu le M60A1, un tank moins cher et moins lourd que l’Abrams américain, le Leopard allemand ou le Merkava israélien.
Qu’en est-il des « grands chantiers démocratiques » lancés par Erdogan ?
En paroles, Erdogan veut guérir toutes les maux qui frappent la Turquie : la souffrance des Roms, la ségrégation cultuelle subie par la communauté alévie, le logement, la torture, la censure… Pour ce faire, il se livre à de grands shows médiatiques à la Berlusconi en pausant avec quelques misérables figurants se répandant en éloges envers leur sauveur. Mais à chaque fois, la montagne accouche d’une souris.
Quant à la question kurde, il veut la résoudre sans les premiers concernés ! C’est visible à travers des arrestations de masse et l’interdiction aux candidats kurdes de se présenter aux élections parlementaires, ce 12 juin.
Bahar Kimyongür, vous avez fait de la prison aux Pays-Bas et en Belgique, avant d’être acquitté. Quel souvenir en gardez-vous ?
C’était dur, mais supportable. Je n’avais droit ni aux activités communes, ni au travail, ni au préau, ni au sport, ni à la bibliothèque parce que j’étais susceptible d’ « influencer les autres détenus » ! Je n’ai obtenu mes droits que petit à petit, grâce notamment à l’action du Comité pour la liberté d’expression et d’association, le CLEA. Mais pour être honnête, je n’ai pas vraiment eu le temps de souffrir de la prison. J’avais trop de lettres à lire, trop de lettres à écrire.
Et puis, quand on est emprisonné pour ses opinions et non pas pour des faits honteux, il n’y a pas de quoi se lamenter. Qui plus est, nous avons la chance de baigner dans une histoire et une culture de la résistance. Elles nous permettent de tenir le coup dans les pires moments. Bien entendu, dans tout combat, il y a des défaites et des trahisons. Certains militants incarcérés sortent brisés et capitulent...
C’est votre cas ?
La preuve, avec la plainte que je dépose aujourd’hui ! (rires)