L’offensive des insurgés sunnites qui a précipité l’Irak au bord de l’implosion a relativement épargné la région autonome du Kurdistan, mais a eu une conséquence directe sur ses stations-services : les pompes sont vides.
Au bord des routes des trois provinces de cette région pétrolifère autonome du nord de l’Irak, des dizaines de conducteurs patientent des heures, voire des jours, devant chaque station-service, dans l’espoir de remplir leurs réservoirs.
Cela fait deux heures que je suis là, et j’espère que je pourrais faire le plein d’ici une demi-heure, raconte Raad, un ingénieur de 34 ans dans une station-service d’Erbil, la capitale du Kurdistan irakien.
Raad peut déjà s’estimer heureux d’avoir trouvé une station ouverte.
Entre la fermeture de la plus grosse raffinerie du pays à Baïji, les routes coupées par les combats et l’explosion de la demande, la région connaît sa pire pénurie d’essence depuis plusieurs années, et beaucoup de stations-services ont tout simplement fermé.
La pénurie a commencé peu après le lancement le 9 juin d’une offensive d’insurgés sunnites menés par des jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), qui se sont emparés de larges pans du territoire face à des forces de sécurité impuissantes les premiers jours.
Au-delà de la crise, cette pénurie est un parfait exemple des problèmes d’offre et de demande au Kurdistan, estime Patrick Osgood, en charge du Kurdistan pour le site d’information en ligne Iraq Oil Report.
Du côté de l’offre, la région n’est pas tout à fait autonome sur les produits raffinés, dont l’essence. Elle produit probablement 60% de la demande, mais le reste venait de (la raffinerie de) Baïji, dont les insurgés ont tenté de s’emparer et qui a ensuite été fermée.
Du côté de la demande, la pénurie s’explique aussi par une réaction de panique et par le fait que le gouvernement kurde a dévié une partie de la production d’une raffinerie de la région vers Kirkourk, dont les forces kurdes se sont emparées à la faveur de la crise.
Mais pour le marché noir, cette pénurie est une aubaine.
Essence frelatée
Le gouvernement kurde a eu beau imposer des jours pour faire le plein en fonction des numéros de plaque d’immatriculation et limiter à 30 litres tout achat de carburant, cela n’a pas suffit à empêcher les habitants de remplir leurs réservoirs pour aller revendre l’essence un peu plus loin.
"Il ne devrait même pas y avoir de pénurie", lance agacé Abdulkarim Othman, 63 ans.
"Si tout le monde ne venait qu’une fois faire le plein, au lieu de revenir et d’aller vendre (de l’essence) à Kirkouk et Mossoul, il n’y aurait pas de pénurie", ajoute-t-il en regardant la queue devant lui.
À plusieurs kilomètres de là, aux abords de Dohuk sur la route vers Mossoul, la deuxième ville du pays prise début juin par des insurgés, des dizaines de jeunes interpellent les conducteurs.
"On a de l’essence ! On a de l’essence !" s’époumonent-ils.
Vendue dans des bidons en plastiques, elle se monnaye quatre fois plus cher que le prix officiel fixé dans les territoires kurdes à 500 dinars, ou 30 centimes d’euros.
Un prix bien trop élevé pour de nombreux habitants. Et même ceux qui peuvent se le permettre hésitent, par peur d’abîmer leurs réservoirs avec de l’essence frelatée.
Qu’ils aient les moyens ou non, les Kurdes irakiens ne cachent pas leur colère. Certains la dirigent contre les autorités régionales, les accusant de n’avoir pas constitué de réserves suffisantes. D’autres pointent du doigt Bagdad, qui selon eux retient l’essence d’autres parties du pays.
Mais selon M. Osgood, sans la raffinerie de Baïji, il n’y a pas de plan B. Même avant la crise l’Irak importait de l’essence.
La Turquie a bien proposé d’envoyer de l’essence au Kurdistan, mais elle coûterait au moins deux fois plus cher. Une autre solution serait d’en faire venir du Tadjikistan, du Turkménistan ou de l’Azerbaïdjan, mais cela prendrait du temps.
"Le problème n’est pas prêt d’être résolu", conclut M. Osgood.