Il va sans dire que le site afriquexxi.info croit à la dramaturgie de la pandémie de covid, comme son alter ego du Monde diplomatique.
Hormis ce (gros) détail, le reste est intéressant. Si des milliers de combattants africains, majoritairement sénégalais, ont servi de cobayes pour un vaccin anti-pneumonie en 1916, on peut dire que des millions de Français, et des milliards de Terriens, ont servi de cobayes au Big Pharma pendant la période covidiste.
Comme le montre ce schéma de Statista en mai 2022, les choses se sont quelque peu retournées, au XXIe siècle : les cobayes, ce sont les habitants des pays solvables.
En 1916, alors que des centaines de soldats africains meurent emportés par la pneumonie dans le camp insalubre du Courneau, en France, un médecin militaire va tester sur eux, sans expérimentation animale préalable, un vaccin de sa conception. Un épisode peu connu qui a une résonance particulière en cette période de pandémie.
Vivifiée par la crise sanitaire mondiale de ces deux dernières années, la question de la vaccination a alimenté une grande variété de débats, polémiques et rumeurs diverses, entre craintes réelles et complotisme féroce. En Afrique plus qu’ailleurs, les laboratoires et les firmes pharmaceutiques sont régulièrement soupçonnés de franchir sans complexe les lignes rouges de l’éthique médicale pour pratiquer l’expérimentation humaine. Le continent serait un terrain de jeu pour apprentis sorciers sans foi ni loi profitant de populations peu ou mal informées. Chacun garde en tête le roman du Britannique John Le Carré, The Constant Gardener (La Constance du jardinier), paru en 2001 et adapté au cinéma en 2005, dans lequel des tests de médicaments sont menés en dehors de toute légalité au Kenya.
Fiction ? Délire paranoïaque ? Malheureusement, l’histoire enseigne que, depuis longtemps, des Africains servent de cobayes, en toute connaissance de cause, pour des entreprises ou des pays occidentaux. Patrie de Louis Pasteur (1822-1895), la France ne fait pas exception. Outre d’incommensurables richesses, l’empire colonial offrait des corps à profusion, des corps dont les scientifiques pouvaient disposer comme bon leur semblait. Dès le début du XXe siècle, les « tirailleurs sénégalais » firent les frais d’expérimentations sauvages, sous la houlette de l’armée et de l’Institut Pasteur. Ce fut notamment le cas dans le camp du Courneau, à La Teste-de-Buch, en Gironde, non loin de Bordeaux. Brillamment racontée dans le documentaire Une pensée du Courneau (Grand Angle Productions, 2011) par le réalisateur Serge Simon, cette affaire peu connue fait écho à des questionnements éthiques très actuels.
Tout commence en 1910 avec la parution de l’essai en quatre tomes du lieutenant-colonel Charles Mangin célébrant cette « force noire » qui pourrait pallier les déficits humains de l’armée française. Quelques années plus tard, on le sait, la Grande Muette s’empare de l’idée et recrute de gré ou de force 200 000 soldats africains – les fameux « tirailleurs sénégalais » –, dont 134 000 seront appelés à se battre sur le territoire français lors de la Première Guerre mondiale.
Près d’une ancienne rizière toujours humide
Très vite, dans le courant de la guerre, il apparaît que cette « force noire » habituée aux températures tropicales craint particulièrement le froid et l’humidité qui règnent en Europe durant l’hiver. Les militaires le savent, un soldat épuisé par la fièvre n’est d’aucune utilité sur le champ de bataille : c’est en bonne santé que l’on souhaite envoyer les hommes à la mort !
Des solutions à ce problème, il y en a plusieurs. La plus sage serait certainement de permettre à tous les tirailleurs d’hiverner en Afrique du Nord, dans les colonies françaises les plus proches. Une autre possibilité, moins coûteuse, est de les rassembler dans des camps situés dans le sud de l’Hexagone, où les températures sont réputées plus clémentes. Pour ce faire, deux camps vont être construits. L’un sur la commune de Fréjus, au bord de la Méditerranée, et le second à La Teste, non loin de la dune du Pilat.
Choisi parmi trois sites possibles en Gironde, le Courneau est sélectionné car il offre à la fois une alimentation en eau potable – la canalisation Cazaux-Arcachon – et une liaison ferroviaire aisée avec Bordeaux depuis la gare de La Teste. Que le terrain soit situé près d’une ancienne rizière toujours humide, voire marécageuse en hiver, ne semble inquiéter personne. Les travaux commencent en mars 1916. En trois mois, c’est un camp pouvant accueillir 16 000 hommes qui sort de terre. Dans la partie Ouest est installé le commandement, ainsi qu’un dépôt de munitions et un magasin des subsistances. La partie Est est, elle, divisée en deux : le camp Sud et ses huit groupes de baraquements pouvant accueillir chacun un bataillon de 1250 hommes, le camp Nord et ses neuf groupes de dix baraquements. Les « baraques Adrian », préfabriqués en bois démontables très communs durant la Première Guerre mondiale, y sont abondamment utilisées.
Le camp est gigantesque, mais il se révèle, dès son ouverture, totalement inadapté. En juin 1916, 54 soldats y sont déjà morts de maladies pulmonaires et ont été enterrés dans le cimetière d’Arcachon. « Ce n’est qu’en août 1916 que l’hôpital du Courneau sera construit, précise Jean-Pierre Caule, un historien amateur qui mène des recherches sur sa commune, La Teste-de-Buch, depuis plusieurs années. Avant, les tirailleurs étaient traités dans les hôpitaux de la région. » Parmi les causes de cette forte mortalité, ces baraques Adrian qui résistent mal à des intempéries rendues plus virulentes par l’abattage des arbres et un sol continûment détrempé.
« Le camp de la misère »
Mises au courant d’une situation qui menace de s’aggraver avec l’hiver, les autorités réagissent en tentant de mieux isoler les bâtiments, font drainer le terrain et creuser des puisards. Mais, comme le rappelle Serge Simon dans son documentaire, ces efforts ne sont guère efficaces. Au mois de septembre 1916, 230 tirailleurs sont morts, pour la plupart emportés par la pneumonie. Le camp du Courneau, surnommé localement le « camp des Nègres », devient bientôt le « camp de la misère ». Désormais, les corps ne sont plus inhumés à Arcachon mais non loin du camp, sur une parcelle du Natus. « Toutes les photos du camp auxquelles on peut avoir accès aujourd’hui datent d’avant octobre 1916, explique Jean-Pierre Caule. Après, la censure est de mise et les photographes sont interdits d’accès au Courneau. »
En septembre 1916, le sous-secrétaire d’État à la Santé militaire, Justin Godart, est informé de la situation par un rapport alarmant du médecin-inspecteur R. Blanchard. Dans son essai Histoire de l’expérimentation humaine en France, discours et pratiques, 1900-1940 (Les Belles Lettres, 2007), l’épidémiologiste et historien des sciences Christian Bonah écrit :
« Outre les conditions de cantonnement particulièrement déplorables de la Somme, Blanchard attire l’attention de ses supérieurs sur “un nombre important de malades parmi les Sénégalais, Soudanais et autres Africains, qui presque tous sont atteints d’affection des voies respiratoires”. L’agent infectieux semble être presque toujours le pneumocoque. En prévision des pluies d’automne qui risquent de transformer certains camps “en véritables marécages”, l’inspecteur “jette ce cri d’alarme puisque les affections respiratoires [dans les conditions de l’hiver] deviendront infiniment fréquentes et on verra s’abattre sur les troupes noires une effroyable mortalité ».
Pour Blanchard, la seule solution susceptible d’enrayer cette évolution consiste à évacuer les tirailleurs sur l’Algérie ou le Maroc en attendant le retour de la saison chaude. Il écarte la piste du vaccin, qui représente pour lui à la fois un « vain espoir » et un « prétexte illusoire ». Un autre homme n’est pas de cet avis : il s’agit du médecin du camp du Courneau, le médecin major Kérandel, qui propose de son côté de produire un vaccin. Confrontées à deux avis radicalement opposés, les autorités tranchent en faveur de Kérandel, qui est alors détaché à l’Institut Pasteur avec pour objectif de fabriquer au plus vite ledit vaccin.
Un vaccin à tout prix
En matière de traitement antipneumococcique, le docteur Kérandel peut s’appuyer sur un précédent. Cinq ans plus tôt, en 1911, le bactériologiste et immunologiste britannique Almroth Wright a effectué des essais de vaccination sur des mineurs du Rand, en Afrique australe. Deux années d’expérimentations touchant quelque 80 000 Africains ont donné des résultats encourageants : « une diminution de 50 % de la morbidité et de la mortalité par pneumonie », souligne Christian Bonah. Cependant, Kérandel modifie la manière de produire les bactéries comme celle de les rendre avirulentes pour réaliser son vaccin. Commentaire de Serge Simon dans Une pensée du Courneau : « Kérandel travaille vite, trop vite. » Plus compréhensif, Jean-Pierre Caule explique l’attitude du médecin par l’urgente nécessité de sauver des vies : « Face à la forte mortalité, il n’a pas le loisir de faire des test sur des animaux. C’est pour cela qu’il opte pour cette solution, en prenant tout de même beaucoup de précautions. »
Il ne se passe qu’un mois avant que le médecin lance une première série d’essais, entre le 14 et le 23 octobre 1916, sur 82 malades sénégalais issus du camp de Fréjus en cours de traitement à l’hôpital pour des affections bénignes. Quelques cas de fièvre sont signalés, mais, pour Kérandel, l’expérience est concluante, et le vaccin « peut être employé à très forte dose sans provoquer aucun trouble ». Ce qu’il n’hésite pas à faire, procédant dans la foulée, au mois de novembre, à une vaccination préventive sur 1200 tirailleurs du camp de Fréjus.
Aucune réaction anormale n’étant constatée, il en conclut que son vaccin ne présente pas de risque. Reste à savoir s’il est efficace… et il serait heureux qu’il le soit. Le 9 décembre 1916, le député sénégalais Blaise Diagne interpelle le gouvernement sur les conditions d’insalubrité du camp du Courneau, où l’on compte chaque jour plusieurs morts. De 300 en novembre 2016, le sinistre décompte passe à plus de 500 en janvier 1917…
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Si le vaccin ne tue pas, il ne protège pas non plus. En juillet 1917, après plusieurs rapports sur l’insalubrité du camp, l’ordre d’évacuation est donné. En moins de deux ans, sur les 27 000 soldats passés par le Courneau, plus de 1000 seraient morts de maladies, « entre 1 200 et 1 300 dans la région », selon Jean-Pierre Caule. 956 corps reposent encore aujourd’hui à la nécropole du Natus, 250 auraient été enterrés à Arcachon, et les autres entre Mont-de-Marsan et Bayonne. Les recherches de Jean-Pierre Caule et du service de documentation de la Teste ont permis d’identifier une grande majorité d’entre eux, parmi lesquels 306 Maliens, 211 Ivoiriens, 118 Guinéens, 94 Burkinabè, 78 Sénégalais, 69 Béninois, 24 Nigériens, 11 Mauritaniens, etc. En France, sur les 30 000 tirailleurs morts pendant la Première Guerre mondiale, la moitié ont été tués par la maladie.
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