Homère, L’Odyssée
« Éveillés, ils dorment. »
Héraclite
De récents sondages confirment que près des deux tiers des Américains croient que le récit biblique est la description correcte de l’engendrement du monde (en six ou sept jours, il y a quatre mille ou six mille ans, c’est selon) et que toutes les espèces vivantes ont vu le jour « soudainement » et « complètement formées » : le créationnisme dit « évangélique » ou « scientifique » a bel et bien triomphé dans ce pays.
Après avoir miné la culture américaine, le créationnisme se propage désormais en Europe et ailleurs dans le monde. Introduite à l’école et à l’université, la narration biblique aspire au statut de science et s’oppose désormais de manière frontale à la théorie de l’évolution biologique. Ainsi le créationnisme « scientifique » cherche à coller au comput biblique en datant l’âge du monde à quelque 6000 ans. Il rejette le processus évolutif qui fait émerger la vie il y a 3,4 milliards d’années et compte l’hominisation non pas en milliers mais en millions d’années.
Le créationnisme « évangélique » ou « scientifique » n’est pas issu d’une génération spontanée : son évolution depuis un quart de siècle est étroitement corrélée au milieu favorable des présidences républicaines de Reagan et des Bush père et fils. De plus, les nouvelles narrations qu’il déploie se sont ajoutées aux assauts déconstructifs d’une certaine sociologie et philosophie des sciences. En effet, tout un courant intellectuel a voulu voir dans la science une « construction sociale » parmi d’autres où le « tout est bon » (anything goes) est de circonstance. C’est donc dans un contexte postmoderne désabusé, marqué par une persistante inculture scientifique, que s’affirme un fondamentalisme chrétien en phase avec la montée en puissance d’un néoconservatisme politique.
Plutôt que d’appréhender les résonances philosophiques anciennes et fécondes entre Science et Religion, des extrémistes et agités en tous genre ont polarisé le débat autour de deux discours fondamentalistes ; celui d’une part des créationnistes et des adeptes du « dessein intelligent » et celui d’autre part des matérialistes durs et autres athées militants qui rêvent de sciences encore plus « inhumaines » à l’ère marchande du tout-génétique. Entre ces deux pôles, une gamme riche de positions intellectuelles tend à réfuter à la fois l’interprétation littérale et univoque du texte biblique et celle du matérialisme dur héritier du positivisme et du scientisme du XIXe siècle. Or ces deux polarisations idéologiques ont été invalidées par près d’un siècle de révolutions et bouleversements conceptuels autour de nouveaux paradigmes scientifiques. L’incomplétude et le chaos mathématiques, l’incertitude physique, la complexité biologique ont définitivement montré le caractère illusoire des considérations néocréationnistes et hypermatérialistes sur la science.
En 2007, après l’ouverture du « Musée de la Création » de Cincinatti, le mouvement le plus spectaculaire fut la migration du créationnisme en milieu musulman sunnite. Encouragé par le succès du créationnisme évangélique, un auteur turc, Harun Yahya, publiait un Atlas de la Création, ouvrage volumineux, richement illustré, massivement distribué. S’étant fait connaître en envoyant son pavé créationniste auprès d’innombrables institutions scolaires et universitaires d’Europe et d’Amérique, Yahya serait sans nulle doute un personnage insignifiant s’il n’y avait pas ses moyens financiers considérables et sa détermination à faire bannir des cours de biologie des écoles des pays arabes et musulmans l’étude de l’évolution biologique et du darwinisme (qu’il pense être à l’origine du communisme et du nazisme). En niant l’évolution biologique, Yahya a repris tous les clichés et l’argumentaire des créationnistes américains qui « croient » que les êtres vivants « naquirent spontanément et complètement formés » – à l’exception toutefois de l’âge de l’univers qu’il concède dater en milliards d’années.
Faut-il rappeler qu’en islam, l’évolution et la contingence sont inscrites au coeur même de la révélation coranique qui n’est d’ailleurs pas descendue de manière « complètement formée » ? Ainsi selon la tradition islamique (Sunna), la parole divine révélée au prophète Mohamed n’est pas descendue d’un seul jet : les versets coraniques qui constituent le livre saint des musulmans ont été révélés par fragments tout au long d’une période historique qui a duré 23 années. Ces versets furent révélés à diverses occasions considérées comme les causes de la révélation (asbab al nouzoul), certains abrogeants et abrogés, au fur et à mesure qu’émerge et s’organise la première communauté islamique entre La Mecque et Médine. La raison coranique telle qu’elle s’est elle-même révélée à l’être adamique est donc éminemment évolutive et non linéaire.
Par ailleurs, même en partant d’une création divine du monde, une différence radicale persiste entre le créationnisme fixiste propre au protestantisme et la conception islamique où Dieu travaille continuellement à sa création. C’est pour cette raison que l’importation en islam du créationnisme évangélique et de sa vision fixiste constitue une aberration mentale et une involution dans l’histoire intellectuelle contemporaine. Tout d’abord, soulignons que l’évolution biologique ne crée pas d’impasse métaphysique particulière aux musulmans. S’il y a un problème d’opposition théologique entre création et évolution dans le christianisme c’est que « Dieu créa l’homme à son image » (Genèse 1, 26-27). Or cette divinisation de l’homme ainsi que l’incarnation divine dans l’être christique n’ont pas d’équivalent en islam. Le Créateur y reste incommensurable, inconnaissable, quand « Il n’engendre pas et n’est pas engendré » et que « Nul n’est égal à Lui. » (Coran : 112, 1-4).
En islam, Dieu paraît certes abstrait pour l’homme mais il reste « plus près de lui que sa veine jugulaire » (C. 50, 16) quand il est « le premier et le dernier, l’apparent et le caché » (C. 58, 3). L’omniprésence et l’omnipotence divines déterminent la création cosmique en un phénomène récurrent indéfini qui nourrit un flux constant de nouveauté en structures et créatures. La notion théologique de renouvellement de la création (tajdid al-khalq) est ici spécifique de la tradition islamique. C’est parce que « tout ce qui est sur terre est périssable » que le processus de création est en fait une re-création permanente (« Chaque jour, Il est à la tâche », C. 55, 29) . Création divine et évolution biologique ne s’excluent donc pas l’une l’autre.
Par ailleurs, on trouve chez divers penseurs islamiques médiévaux une vision naturaliste marquée par l’évolution. Ainsi le zoologiste Al Jahiz (776-868) dans son Livre des Animaux dresse une anthologie animalière où est évoquée une évolution articulée selon trois mécanismes principaux (la lutte pour l’existence, la transformation d’espèces vivantes, l’influence de l’environnement naturel) marquant l’unité de la nature et les rapports entre divers groupes d’êtres vivants. Cette même pensée naturaliste décrivant une évolution globale impliquant le minéral, le végétal et l’animal se retrouvera entre autres chez le philosophe et historien iranien Ibn Miskawayh (930-1030) et surtout au Xe siècle dans l’encyclopédie philosophique et religieuse des Frères de la Pureté (Rissalat al Ikhwan Al Safa). L’idée principale de cette pensée médiévale est que les groupes d’êtres parcourent dans l’engendrement de leurs formes définitives une évolution qui va du simple au complexe, passant par les quatre éléments (feu, terre, air, eau), les quatre natures (chaud, froid, sec, humide) et leurs combinaisons poursuivent encore la différenciation en règnes minéral, végétal et animal et précisent indéfiniment la spéciation du vivant.
On rappellera encore que, dans sa description naturaliste, l’historien maghrébin Ibn Khaldoun (1338-1405) recourt aux notions d’ordre, de structure, de plan, de « rapports entre les êtres et des permutations réciproques », de « progrès graduel de la Création » et de « continuum des êtres vivants » et écrit sereinement, quelque cinq siècles avant Darwin, que « le plan humain est atteint à partir du monde des singes (qirada) » ou encore que « le premier niveau humain vient après le monde des singes ».
En islam, de manière générale, on n’aura pas connu – jusqu’ici du moins – de « procès du singe » et il n’y a pas, même chez les plus traditionalistes, d’opposition à la science. L’écueil théorique principal auquel sont confrontés les scientifiques est la proclamation que toute la science est contenue dans le Coran. Les théologiens ne soupçonnent pas qu’ils basculent ainsi dans une désacralisation inouïe en affirmant que la science passée et à venir (connaissance dont on sait depuis Karl Popper qu’elle est par définition réfutable) figure dans un Coran éternel. Plutôt que de voir ce qui dans l’épistémè coranique précise une manière de voir et connaître le monde encourageant la connaissance scientifique, ces théologiens cherchent à valider les découvertes scientifiques par versets interposés – et vice versa – et se complaisent dans la rumination intellectuelle du « miracle scientifique » du Coran (i’jaz ’ilmi).
Mais le second écueil théorique, beaucoup plus pernicieux, est cette importation américaine que représente le créationnisme véhiculé par une vulgarisation de caniveau et doté de leviers financiers conséquents. Ce credo fixiste s’avère en réalité un cheval de Troie en islam où l’on promeut une fausse science adossée à une religion de pacotille. L’islam, monothéisme qui a naguère favorisé l’essor des sciences, ne peut se permettre cet entrisme inter-religieux qui ressemble à une nouvelle affaire Galilée.
Réda Benkirane
Ce texte est la synthèse de deux articles parus dans le quotidien Libération et le mensuel scientifique La Recherche.
Son ouvrage : La Complexité, vertiges et promesses. Dix-huit histoires de sciences, Le Pommier, 2006
Source : http://www.oumma.com