Cher Julien,
Tu ne me connais pas, et moi, avant d’avoir lu ta missive, je ne savais pas grand-chose à ton sujet, sinon que tu étais membre d’Acrimed, qui est un organisme d’utilité publique que je respecte beaucoup.
Si je prends la liberté de te répondre directement, c’est tout d’abord parce que selon tes propres termes, tu as choisi de t’adresser à un camarade imaginaire, un archétype. Et que je m’y reconnais quelque part, sinon sur les idées parfois tordues que tu lui prêtes, au moins sur un certain nombre de ses opinions politiques.
C’est aussi parce que la lettre, le ton et le fond m’ont mis dans une rage noire, et qu’il m’a fallu plusieurs jours pour en trouver la cause exacte, en l’analysant à froid.
Et c’est donc froidement, mais sur le même ton familier que je te répondrai publiquement.
La cible
Contrairement à ce que ton intitulé laisse penser, ton texte est une attaque sournoise et politique contre un candidat à l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon.
Quand je dis sournoise, c’est parce que tu sais fort bien que l’intéressé est dans l’incapacité de répondre coup pour coup. Jouissant par avance du mal que tu pourras lui infliger sans qu’il ne puisse à aucun moment riposter sans entrer dans un piège dialectique mortel. Quel courage. Et pour le fair-play, on repassera.
Le fond du fond – un mauvais prequel de Star Wars
Quand on analyse ton texte, en le découpant, on s’aperçoit vite que la totalité de l’argumentaire repose sur des événements rapportés dans la presse mainstream depuis 2011. Il n’y a aucune analyse, aucun recul. Il s’agit d’une charge féroce, en te faisant le champion du bien contre les forces du mal, en réduisant volontairement une situation forcément complexe à une vision manichéenne et puérile.
Dans ton post-scriptum, tu écris que tu n’as pas inclus de références, et que tu laisses le soin à ton lecteur de les retrouver ; comme s’il s’agissait de la flèche du Parthes, juste avant de le laisser à terre, foudroyé par la puissance de ton verbe... Mais tu ne nous dis pas pourquoi, Cher Julien ? Alors qu’il serait tellement plus percutant d’appuyer chacun de tes arguments par des sources irréfutables ? À moins, bien sûr, que tu ne te sois aperçu qu’en fait de sources irréfutables, tu risquais de donner à ton adversaire le bâton pour te battre, n’est-ce pas ?
Les sources
Et puisque tu offres le bâton, allons-y gaiement. Quelles sont les sources de tes affirmations péremptoires quand elles ne sont pas notoirement fantaisistes ? La presse, ou plus exactement, la presse dominante, aussi appelée presse mainstream. Cette presse dont la quasi-totalité [1] se trouve aux mains de quelques milliardaires et capitaines d’industrie totalement acquis à la cause atlantiste, quand leurs intérêts se confondent.
Cette presse dont tu t’es fait profession de la décortiquer, et de la critiquer vertement à longueur de pages dans les colonnes d’Acrimed.
Mais d’où viendrait, Cher Julien, que la presse serait presque invariablement critiquable s’agissant de certains sujets économiques, d’actualité sociale ou de politique intérieure ; et qu’elle deviendrait subitement irréprochable s’agissant du traitement de la crise en Syrie ?
Où est l’analyse des sources contradictoires ? Où est passé l’esprit critique ? Tu considères l’OSDH comme une source sérieuse ? Tu considères des quidams interrogés via Skype comme des témoins privilégiés ? Tu ne t’inquiètes pas une seconde de savoir que durant les derniers jours de la bataille d’Alep, la quasi-totalité des images qui accompagnaient les informations via les réseaux sociaux étaient fausses, ou plus exactement recyclées ? On rapporte six fois en quelques mois le bombardement du dernier hôpital d’Alep, sans jamais en apporter la moindre preuve, et ça ne fait même pas froncer le sourcil ?
La réalité c’est que durant la plus grande partie du conflit, il n’y a eu aucune source fiable d’information sur place. Et quand des journalistes indépendantes comme Vanessa Beeley et Eva Bartlett sont arrivées à Alep et ont fait un récit qui ne cadrait pas avec la doxa occidentale, elles se sont vu accuser de travailler pour les Russes. Une perle de sophisme par association. Un bon argument ?
Pourtant, les langues se délient, et ne voyait-on pas, l’autre jour sur LCI, Eric Dénécé, Directeur du Centre français de recherche sur le renseignement, dénoncer la désinformation systématique des médias dans ce dossier ?
La trahison
Vois-tu, Cher Julien, c’était la raison pour laquelle ton épître m’avais mis en rage, tout d’abord. Parce que de tels propos, je pourrais encore les accepter de la part du tristement célèbre piposophe tartophile, mais pas d’une des plumes d’Acrimed !
Pire, tu as usé de la seule notoriété que te conférait ce statut pour trahir l’esprit même d’Acrimed, en usant des méthodes que tu prétends combattre.
Ce faisant, tu as perdu pas mal d’amis, cela je le sais, mais plus grave encore, tu as sans doute porté préjudice à la réputation d’Acrimed, par déflexion.
Oh, je ne retirerai pas Acrimed de ma liste de liens, à laquelle j’accorde une place toute particulière directement sur la page d’accueil de mon site. Non, toi, Cher Julien, tu n’es que l’eau du bain. Plus vraiment très claire et pas vraiment trop propre, mais je ne risque pas de te confondre avec le bébé.
La voie du milieu ou le refus du manichéisme
Plutôt que de rentrer dans le petit jeu du maccarthysme qui rappelle les plus belles pages de la propagande au coeur de la guerre froide, je pense (et je crois que c’est également la position de Mélenchon) qu’il n’y a pas de bonne guerre. Que toutes les guerres sont fondées sur le mensonge, et que les seules vraies victimes de toute guerre sont les civils innocents.
On peut parfaitement être contre cette guerre sans être un soutien de Bachar al-Assad ou vendu aux Russes, ne t’en déplaise.
Les pays n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts et des alliances stratégiques. Ils ne sont ni bons ni mauvais par essence, et d’où viendrait qu’un gentil civil syrien d’Alep Est, dès qu’il se mettrait à fêter la libération de la ville deviendrait un allié objectif du criminel de guerre Assad ? As-tu remarqué tout d’abord qu’en temps de guerre il n’y a que des criminels, de part et d’autre ? On peut les appeler combattants, libérateurs, rebelles, peu importe : ce sont des gens qui en tuent d’autres parce qu’on leur a enjoint de le faire ou par conviction. Conviction souvent emportée par la propagande, d’ailleurs.
Ainsi, j’ai fort peu goûté ta tirade sur le « massacre, la véritable boucherie (...) », qui est un réquisitoire à sens unique s’agissant de dépeindre des « civils innocents » systématiquement pris pour cible par l’armée régulière appuyée par les Russes. La ficelle est grosse, le procédé est indigne et relève nettement plus de la manipulation mentale que de l’analyse. Bravo.
Alors laisse-moi te poser une question Cher Julien. Imagine que la décision de bombarder ou pas te soit revenue ? Te voilà dans la peau d’un général, et en face d’un cruel dilemme.
Soit tu bombardes et tu sais qu’en milieu urbain, bon nombre de civils innocents seront tués, sans parler des destructions d’infrastructures.
Ou bien tu envoies tes pouscailloux au feu, prendre des positions fortifiées avec leur courage et leur fusil pour seul viatique, sachant qu’il faut 10 hommes contre un pour prendre sans coup férir une position retranchée ; et qu’en agglomération, les blindés sont aussi inutiles que vulnérables aux tirs directs d’un lance-roquette.
Et non, Cher Julien, je ne te parle pas d’Alep, mais des villes de Normandie, lors des bombardements en prélude au débarquement de juin 1944.
Toutes ces villes furent détruites, certaines totalement, et 20.000 civils (dont tu ne diras probablement pas qu’il s’agissait de collabos) ont péri. Ceci a d’ailleurs valu aux Américains d’être très froidement accueillis dans les régions qu’ils traversèrent.
Alors, crime de guerre ? Non, parce qu’il s’agissait de libérer l’Europe des mâchoires de l’étau nazi, et accessoirement parce que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Vae victis.
Ainsi, il n’est pas tout à fait exclu de penser que peut-être l’intention des Syriens et de leur allié Russe était précisément de limiter le nombre de victimes civiles dans la population en libérant la ville, dans un premier temps, puis le pays ensuite ; ce qui ne devrait plus tarder. Et dans le cas contraire, quels arguments objectifs pourrais-tu y opposer ? Quelle serait la motivation ? Que Bachar serait un grand malade qui passe le plus clair de son temps à détruire son propre pays en massacrant la population par milliers ? Et quelle serait la motivation des Russes dans cette hypothèse ? Il ne faut pourtant pas être Docteur en Science politique pour comprendre que c’est légèrement bancal.
Le faux-frère
Pour moi, quand un « camarade [2] » se met à justifier les guerres coloniales d’agression de ce qu’il faut désormais appeler l’Empire, et qu’il présente la propagande de guerre comme de l’information, il y a lieu de s’interroger sérieusement sur ses convictions.
Et maintenant ?
Eh bien on attend tes prises de position musclées sur l’agression sauvage à laquelle est en train de se livrer l’Arabie Saoudite au Yémen, ou plus prosaïquement sur les pertes civiles que provoquera la reprise de Mossoul par la coalition, puisque je me suis laissé dire que la France était en charge de l’artillerie dans cette opération. À moins bien sûr qu’il n’y ait plus de civils innocents à Mossoul mais seulement des méchants terroristes de Daech ?
Non, en fait, je plaisante, je n’attends rien de tel venant de toi. Tu as l’indignation trop sélective, sans doute.
Au pire, tu bêleras avec les autres moutons qu’il serait temps de mettre le holà aux campagnes de propagande orchestrée par les Russes, et tu pousseras en faveur de l’adoption d’une loi visant à l’interdire, n’est-ce pas ? Pas de liberté pour les ennemis de la liberté [3] !
Et la boucle sera bouclée, faux-frère.
Le 24 décembre 2016
PS : J’ai adoré ta citation d’Ernesto Guevara. Je la connaissais, mais je trouve particulièrement savoureux que toi, entre tous, tu oses la citer. Et quand tu le fais, j’imagine la tête de l’intéressé s’il avait eu connaissance d’une telle diatribe au regard de la situation. Et de me dire qu’en pareil cas tu aurais été bien inspiré d’éviter de croiser son chemin après cela.
Revoir le commentaire d’Alain Soral sur le cas Julien Salingue (extrait de l’entretien de décembre 2013, à partir de 4’50) :