Verbatim de la conférence prononcée au Local, le 29 septembre 2011.
Avant toutes choses, je dois remercier Serge et son équipe de m’avoir invité à m’exprimer ce soir devant vous. Ensuite, je dois préciser très clairement que je parle ici en mon nom propre, et que, de ce fait, je n’engage par mes paroles aucun parti et aucun dirigeant politique français. Du 3 au 12 août dernier, j’ai séjourné en Syrie. Dans un premier temps, je vais donc vous parler de mon expérience dans ce pays, dans un deuxième je tenterai de mettre ce qui s’y passe en perspective et, pour finir, je vous dirai quelques mots du Baas et du Parti social national syrien.
I – Un séjour syrien
Certains d’entre vous vont se dire, et je les comprends très bien, que parler ex-cathedra d’un pays où l’on n’a séjourné que dix jours ce n’est pas très sérieux. Je suis assez d’accord avec eux, mais je les invite à faire des comparaisons : les journalistes qui rendent compte, avec tant de précision, de la situation à Damas, à Homs ou à Deraa, les Malbrunot ou les Menoui par exemple, sont en poste au Liban et non pas en Syrie où ils ne se rendent jamais et leurs sources d’informations ce n’est ni ce qu’ils ont vu de leurs yeux vu, ni le résultat de leurs enquêtes, mais la lecture des communiqués que leur adressent les opposants à l’actuel gouvernement syrien. Opposants qui, eux-même, ont souvent des liens géographiques très tenus avec la Syrie à l’exemple de l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH), une ONG dont les informations sont reprises sans vérification par la plupart des journalistes, alors que son siège est à Londres où réside son unique animateur, un certain Rami Abdel Rahman connu pour être lié aux Frères musulmans.
J’ajouterais à cela, que certains de nos amis qui se sont aussi rendus en Syrie cet été, je pense à Alain Soral ou à Gilles Munier par exemple, n’y sont resté que 48 heures. Et pourtant, ils ont témoigné. Donc à mon sens, l’analyse que je vais vous livrer maintenant vaut bien, tant la leur que celle des journaleux de la presse du système.
Il faut préciser avant d’aller plus loin que mon voyage s’est déroulé dans un cadre totalement privé. J’ai demandé un visa comme tout un chacun. On me l’a refusé comme je vais vous l’expliquer. En Syrie, j’ai loué une voiture avec un chauffeur pour me déplacer et je me suis logé dans le quartier chrétien du vieux Damas, près de Bab el-Touma, dans un hôtel de bon niveau (ce que l’on nommerait un hôtel de charme en France), mais pas dans un grand hôtel international où vont habituellement les journalistes et les invités du gouvernement.
Pour ce qui est de mon voyage, remettons le en perspective. Quand j’ai vu que le « printemps arabe », qui pour moi n’a jamais été qu’une gigantesque manipulation par l’Empire de mécontentements populaires parfois justifiés, commençait à toucher la Syrie, j’ai proposé à mon fils que nous allions y passer quelques jours de vacances, histoire d’y humer le vent de l’Histoire.
Trouver sur internet un vol Paris-Londres-Damas à un prix acceptable n’a pas posé de problèmes et il n’a pas été plus difficile, toujours par internet, de réserver en Syrie une chambre d’hôtel et d’y louer une voiture avec un chauffeur/interprète.
Ensuite, les choses se sont un peu compliquées. J’ai demandé un visa et il m’a été refusé. Bien que le consulat n’ait pas accepté de s’en expliquer, l’employée d’Action-Visa, qui était chargée de mon dossier et qui m’a annoncé ce contretemps au téléphone, y a perçu une certaine logique. « Votre passeport est une telle collection de “visas à problèmes” qu’il est normal qu’il attire l’attention des services consulaires » m’a-t-elle déclarée, avant d’ajouter « À moins qu’ils vous aient googelisé. Vous savez, ils n’aiment pas beaucoup les blogeurs là-bas, même ceux de votre orientation. »
Que faire ? Je ne voyais pas d’autre solution que de renoncer, très dépité, à ce voyage. J’en fis donc part à la société auprès de laquelle j’avais loué une voiture. Par retour de mail, elle m’en dissuada et un de ses employés m’écrivit : « Ne vous inquiétez pas, il n’y a pas d’interconnexion entre les services consulaires et la police des frontières. Prenez votre avion comme si de rien n’était et vous demanderez votre visa une fois arrivé à l’aéroport de Damas. Il y a 90 chances sur 100 que vous l’obteniez. »
J’ai donc pris l’avion pour la Syrie. Sans visa et un peu inquiet. Je suis arrivé en milieu d’après-midi à l’aéroport de Damas. Au guichet réservé aux étrangers la queue était courte : il n’y avait que mon fils et moi. Un quart d’heure, une centaine d’euros et quelques formulaires plus tard, nous avions un visa, notre passeport était tamponné et un policier charmant nous souhaitait la bienvenue en Syrie.
Le chauffeur de la voiture que j’avais loué m’attendait et nous avons pris la route pour Damas. Je m’attendais quand même à une certaine tension, à une présence militaire ou policière forte. Or il n’en était rien. Je me suis retrouvé dans un pays moderne, sans le moindre militaire et les seuls policiers que j’ai pu voir étaient ceux de la route fort occupés avec des radars à dresser des constats d’excès de vitesse.
Il en a été de même à Damas le soir et dans la plupart des villes que j’ai visité ensuite. Il n’y a qu’à Homs que la présence de l’armée était visible dans les rues et sur le périphérique de la ville. Mais paradoxalement, alors que durant tous les trajets en voiture que j’ai pu effectuer, je suis passé à un ou deux check-points routiers, où le contrôle était parfaitement formel (mon chauffeur présentait sa carte d’identité et son permis, on ne me demandait rien et la voiture n’était pas fouillée), l’autoroute Damas/Homs en était totalement dépourvue alors que la situation était donnée comme insurrectionnelle dans cette ville par les médias occidentaux.
Pour vous résumer, je n’ai pas visité toute la Syrie, j’ai uniquement parcouru environ un tiers de celle-ci, au sud d’une ligne allant de Homs à Palmyre.
Alors qu’on nous parlait d’un pays secoué par une insurrection populaire, je n’ai vu aucune manifestation dans les rues et je n’ai vu aucune présence policière ou militaire destinée à calmer celle-ci.
Or, je peux faire une comparaison car j’étais, dans des conditions exactement similaires, en Iran en 2009, vers la fin du mouvement Vert. Là j’avais vu des manifestations, des opposants qui se déclaraient, des policiers déployés. Pire j’étais à la fin des années 1990 au Cachemire où, alors qu’aucun média occidental n’en rendait compte, j’avais pu voir ce qu’était en réalité un pays en insurrection et sous la coupe de l’armée. En Syrie, dans les villes où je me suis rendu, rien de rien et si je fais une comparaison de 1 à 100. Le Cachemire vers 1998 c’est 100, l’Iran en 2009 c’est 10 et la Syrie actuelle c’est 1 !
Qu’on me comprenne bien. Je ne dis pas qu’il ne se passe absolument rien en Syrie. Il est indéniable qu’il y a eu des heurts plus ou moins violents dans certaines villes et qu’il y a eu des morts. Ce que je dis par contre, c’est que tout cela est très localisé, que le pays n’est pas en guerre civile et qu’à tout prendre on voit moins de policiers et de militaires dans les rues de Damas qu’à Paris.
Si je n’ai pas vu un pays en guerre par contre j’ai vu un pays vivant, très laïc, où l’engagement politique existe et où une partie de la population est très inquiète pour son avenir.
Ce qui m’a surtout marqué, à Damas et ailleurs, c’est que les Syriens sont des vivants véritables et non pas des morts-vivants comme nombre d’Européens. On sent que les hommes ont des testostérones et les femmes ont du chien, elles sont « très sexe » et elles mettent leurs appâts en valeur, surtout les chrétiennes mais aussi nombre de musulmanes qui portent bien un voile mais avec des vêtements si moulants qu’on se demande comment elles ont pu rentrer dedans…
De même, dans les quartiers chrétiens où j’ai pu l’observer, dans les autres je ne sais pas, il y a une véritable vie communautaire. Le soir chacun n’est pas cloîtré chez soi à regarder la TV mais participe à une multitude d’activités communautaires et festives.
Malgré ce rattachement très net de la plupart des syriens à une communauté religieuse précise, au point que dans le vieux Damas, les quartiers sont divisés selon la religion de leurs habitants, le pays est remarquablement laïc.
J’y étais en plein ramadan.
Dans la plupart des pays musulmans les plus liés à l’Occidents, celui-ci est imposé à la population et ceux qui le refusent s’exposent à des poursuites et à des sanctions. Ainsi, l’article 222 du code pénal marocain stipule que « tout individu notoirement connu pour son appartenance à l’islam qui rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le ramadan est passible de un à six mois d’emprisonnement et d’une amende. » et cela n’est pas une formule de style, il y a eu des procès et des emprisonnements ces dernières années tant au Maroc qu’en Algérie par exemple. Quant aux touristes qui vont dans un pays musulman en période de ramadan, on leur conseille vivement de ne pas manger en public.
En Syrie, il n’en est rien. On trouve dans les rues, à tout moment du jour, et cela même devant la grande mosquée de Damas, des stands vendant des boissons, des glaces et des fruits, que l’on consomme en marchant au vu et au su de tout le monde.
J’ai dîné à trois reprises dans des restaurants musulmans bondés de familles venues y fêter l’iftar. Les tables étaient couvertes de mezze, mais tout le monde attendait la prière avant de commencer à toucher aux mets. Dans un des restaurants, voyant que j’étais étranger, le directeur est venu à ma table et m’a prié courtoisement de manger comme si de rien n’était sans me soucier de mes voisins. Ce que j’ai refusé, bien sûr, de faire. Mais l’intention, très significative, était là… Dans un autre restaurant, les jeûneurs et les non-jeûneurs étaient accueillis dans une même salle, une partie étant réservée à ceux qui mangeaient immédiatement et buvaient de l’alcool, l’autre à ceux qui attendaient la tombée de la nuit pour pouvoir manger et qui ne touchaient ni au vin ni à la bière.
Par ailleurs, on nous présente la Syrie comme un pays où règnerait un parti unique et où il serait dangereux de parler de politique avec la population.
Il n’est quand même pas inutile de savoir que si le peuple syrien ne descend pas plus dans les rues pour obtenir de vivre en « démocratie » et pour goûter aux joies du multipartisme, c’est parce qu’il connaît déjà ces deux situations, même si ce n’est que d’une manière un peu particulière...
En effet, la Syrie est un pays qui organise régulièrement des élections et où agissaient au grand jour jusqu’à récemment neuf partis politiques. Si le parti nationaliste panarabe Baas domine l’ensemble de la vie politique syrienne, il le fait en coalition, au sein d’un Front national progressiste, avec d’autres partis qui sont le Mouvement des socialistes arabes, deux Partis communistes syriens, l’Union socialiste arabe, l’Union démocratique arabe, le Parti unioniste socialiste, le Parti unioniste socialiste démocratique et le Parti social national syrien.
Deux caractéristiques doivent être notées. Tout d’abord, afin de préserver l’unité de la nation et de respecter sa laïcité, les partis confessionnels ou ethniques sont interdits, ensuite, ne furent autorisés, de la création du FNP en 1972 jusqu’à un date récente, que des partis « de gauche » et nationalistes arabes.
Or la situation a changé en 2005 avec la légalisation et l’entrée au sein du Front national progressiste du Parti social national syrien. Une étrange organisation qui porta aussi, dans les années 1930, le nom de Parti populaire syrien, et qu’actuellement on pourrait définir comme un parti national-populiste de masse.
Et ce qui m’a beaucoup surpris à mon arrivée à Damas, c’est que la ville était couverte d’affiches du Parti social national syrien. J’ai par ailleurs trouvé des livres d’Antoine Saade, son fondateur et idéologue, dans diverses librairies damascènes et j’ai constaté que ce parti avait des permanence de section dans divers quartiers.
Par ailleurs, et il faut le souligner, ces dernières semaines le gouvernement a allégé la loi sur la création des partis politiques et plusieurs nouvelles organisations sont apparues.
Il faut aussi noter par ailleurs que l’on capte à Damas toutes les chaînes internationales et qu’on peut y acheter la presse occidentale, apparemment sans la moindre difficulté ni censure, et que dans n’importe quel café internet on a accès a toutes la toile sans modération aucune.
Pour ce qui est de discuter de politique avec la population, hors le problème de la langue, je n’ai senti aucune réticence. J’ai ainsi pu parler tant de la situation politique actuelle que de Bashar al-Assad préféré à son père et considéré comme ayant beaucoup amélioré les choses. Je n’ai senti, curieusement, de la réserve à aborder ces sujets que chez un marchand de vin (donc un chrétien ou un alaouite) de Qanavat une petite ville du sud du pays.
Par ailleurs, la population marque publiquement son opinion. On voit à certaines fenêtres, dans certaines boutiques et sur la plage arrière de certains véhicules des photos de Bashar al-Assad, accompagnés des mots « On t’aime ! ». Il y en a trop peu pour que ce soit une opération de propagande concertée. De toute évidence, une partie de la population, dans ces moments difficiles que vit le pays, montre son soutien à son président. Ce soutien est particulièrement net dans les quartiers chrétiens et chiites, quasi-inexistant dans ceux où vivent les sunnites… Certaines affichettes de soutien sont de véritables manifestes géopolitiques puisqu’on y voit côte à côte Mahmoud Ahmadinejad, Bashar al-Assad et Hassan Nasrallah. C’est l’« axe chiite » si dénoncé par le Département d’État.
Dans quelques échoppes et dans des stands de rues aussi, il y a des camelots qui vendent pour certains des T-Shirts du Hezbollah et des drapeaux de ce parti, pour d’autre des goodies vantant les mérites de Bashar al-Assad.
Or me dit mon chauffeur, dans certaines villes, du fait de l’action des salafistes, exposer ainsi son soutient au régime est s’exposer à un risque d’agression voire d’assassinat.
Et on arrive là à l’essentiel : une partie importante de la population a peur. Cela j’ai pu le constater dans les discussions que j’ai eues. Peur non pas du régime en place ou de sa police, mais peur que le renversement de Bashar al-Assad dans un pays qui est multi-ethnique et multi-confessionnel soit suivi par un chaos à l’irakienne ou par une guerre civile à la libanaise. Cette peur est particulièrement forte dans les minorités chrétienne ou alaouite qui ont l’exemple de ce qui se passe en Irak, mais elle est aussi présente chez les sunnites modérés ou laïcs qui n’ont aucune envie de passer d’un coup du jour à la lumière, d’un État laïc à l’obscurantisme d’un régime inspiré par le wahhabismes.
Or chacun sait, à Damas, ce qu’il en serait si Bachar al-Assad tombait, et la campagne qu’ont menées récemment les groupes les plus actifs de l’opposition contre la loi punissant les crimes d’honneur fait froid dans le dos. La chute de Bashar al-Assad ce serait la charria pour tous, et le statut de dhimmi, voire pire, pour les minoritaires.
Tout ce que je viens de vous dire, c’est ce que j’ai vu sur place. Ces derniers jours on m’a communiqué un document écrit par Husein Nemer, qui est premier secrétaire du Parti communiste syrien.
Je vous en cite quelques extraits, vous verrez que ce qu’il écrit est assez proche de ce que je viens de vous exposer.
« Plusieurs manifestations ont eu lieu dès le mois de mars, appelant à des réformes sociales, économiques et démocratiques. La majorité de ces revendications ont été soutenues par notre parti comme une façon de s’opposer aux effets néfastes de la mise en œuvre de mesures économiques libérales, issues des accords passés avec le FMI, et de la transformation de la Syrie en une économie de marché. Les effets ont été très mauvais sur le niveau de vie des pauvres et des couches moyennes.
Elles ont été bien vite manipulées par des religieux fondamentalistes et des groupes radicaux à l’idéologie obscurantiste.
De pacifiques, les manifestations sont devenues armées, visant à atteindre des objectifs qui n’ont rien à voir avec des réformes politiques et sociales. Les forces de sécurité ont commis plusieurs erreurs injustifiables dans le traitement de ces manifestations. Des dizaines de civils et de soldats ont été tués. Des gangs armés se sont constitués, attaquant des propriétés publiques et privées, et mettant en place des barricades dans certaines villes où ils ont pris le dessus. Dans les tout derniers mois, ces bandes armées se sont chargées de mettre sur pied des sites armés dans les régions frontalières entre la Syrie, d’une part, et la Turquie, la Liban, la Jordanie et l’Irak pour s’assurer une continuité dans le ravitaillement en armes et en équipements divers.
Pressé par les événements, le gouvernement a adopté plusieurs réformes sociales et démocratiques comprenant : l’annulation des lois d’urgence, des tribunaux exceptionnels, et le caractère légal accordé aux manifestations pacifiques. Récemment, une nouvelle loi électorale et une loi permettant la création de partis politiques ont été adoptées. Est en cours de préparation une nouvelle constitution ou une constitution modifiée.
De nouvelles lois couvrant les domaines des médias et de l’administration locale ont également été adoptées.
De vastes secteurs de l’opposition nationale pacifique ont accueilli positivement ces mesures, tandis que l’opposition fondamentaliste et armée s’en tient toujours au slogan du renversement du régime, attisant les tentions communautaires.
Nous pouvons actuellement résumer la situation de la façon suivante :
Les tensions armées dans les villes Syriennes ont diminué. Les bandes armées ont subi de lourdes pertes. Cependant, certaines d’entre elles sont capables de reprendre leurs activités ;
Les manifestations pacifiques n’ont pas disparu et ne sont pas confrontées à la violence de l’État, à moins qu’elles se soient accompagnées d’agissements violents.
L’État a invité l’opposition nationale à participer à un dialogue politique général visant à contribuer à la réalisation de la transition à la démocratie et au pluralisme de façon pacifique. Ce dialogue doit affronter de nombreuses difficultés, la plus importante d’entre elles est la pression de groupes armés qui s’opposent au dialogue pacifique et à une solution pacifique, et dépendant du soutien de l’étranger.
Les menaces impérialistes et colonialistes contre la Syrie se sont intensifiées. Bien que ces menaces posent de nombreuses difficultés, nous devons être prêts à les affronter. »
II- Une analyse géopolitique
La situation actuelle de la Syrie n’est pas compréhensible si on ne la situe pas dans une perspective géopolitique. Sinon, pourquoi mettre en condition une opinion publique et pourquoi tenter de déstabiliser un pays en réalité jusqu’alors calme.
La tendance lourde à laquelle on assiste, c’est la volonté du Département d’État de contrôler la totalité du Moyen-Orient et ses ressources, donc d’en chasser la Russie et la Chine, qui étaient des alliés de Damas.
Tout le printemps arabe peut être lu ainsi. Des révoltes légitimes ont été instrumentalisées pour remplacer des équipes vieillissantes ou pour faire tomber des régimes hostiles, et il ne s’est rien passé, ou presque, dans les pays où l’Oncle Sam n’avait aucun intérêt à ce qui se passe quelque choses (Arabie Saoudite, émirats – avec l’exemple de Bahrein, etc.)
En Syrie, cela se double d’une volonté ancienne de certaines officines américaines de remodeler tout le Moyen-Orient en le cantonalisant selon des critères religieux et ethniques.
A cela, il faut ajouter le jeux particulier d’Ankara, qui a toujours été un allié fidèle de Washington, mais qui semble en passe de remplacer Israël comme meilleurs allié des USA au Proche-Orient.
L’an passé, à défaut de progresser dans ses rapports avec l’Union européenne, Ankara avait décidé de s’inspirer de son fonctionnement pour constituer une union économique et politique au Proche-Orient où elle faisait la promotion d’un Schengen régional et un nouveau pacte de Bagdad.
Ainsi, le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan avait-il proposé, le 25 novembre 2010, aux pays arabes de créer une zone analogue à celle qui a été formée au sein de l’Union européenne par les États Schengen. Après avoir rappelé qu’Ankara avait déjà aboli les visas avec la Syrie, le Liban, la Libye et la Jordanie, le chef du gouvernement turc, alors en visite à Beyrouth, avait déclaré : « L’Union européenne se félicite d’avoir instauré la zone Schengen. Pourquoi ne pas faire la même chose entre nous ? » Dans le même discours, Erdogan avait également fait part du projet prévoyant la création d’un conseil de coopération entre la Turquie, la Syrie, le Liban et la Jordanie, en résumant sa pensée d’une phrase : « Peut-il y avoir quelque chose de plus naturel ? ».
Le 21 novembre 2010, sur le site internet du Figaro, Georges Malbrunot avait, quant à lui, longuement analysé « la reconstitution du pacte de Bagdad » qui s’effectuait, trente ans après la volatilisation de ce bloc anti-soviétique, mais aujourd’hui sans les États-Unis et le Pakistan. Et d’expliquer comment la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran « dessinaient à vive allure la matrice de leurs institutions communes, à l’instar, il y a cinquante ans, de l’Europe des Six » : les visas entre ces quatre pays étaient supprimés, un consortium vient étaient créé pour rendre compatibles les réseaux des oléoducs et des gazoducs existants et à venir, les ressources d’eau y étaient administrées de concert, etc. Ce futur bloc territorial de 250 millions d’habitants - qui contrôlait à lui seul le Bosphore, le détroit d’Ormuz et la plus grande part des routes du gaz et du pétrole - possèdait 35% des réserves d’hydrocarbures de la planète. A terme, c’était, aux yeux de Georges Malbrunot, une hyper puissance qui devait émerger.
Il est plus que certains que cela ne réjouissait pas les Etats-Unis. Or les révolutions arabes ont brisé cette alliance et recentrée l’action de la Turquie d’une manière plus acceptable pour Washington : se positionner comme le pays garant du fait que l’islamisme est occidentalo-compatible et être la locomotive d’une union informelle de partis qui rêvent d’imiter l’AKP et qui pourraient bien se trouver demain au pouvoir du Maroc à la Syrie. On serait alors en syntonie avec la déclaration du Caire de juin 2009 de Barack Obama.
Pour résumer, je pense qu’on voit à l’œuvre dans l’affaire syrienne, comme dans tout le printemps arabe, une alliance nouvelle : USA-Turquie-Frère musulmans. D’ailleurs on en a eu une illustration à Paris le 4 juillet dernier dans un cinéma de Saint-Germain-des-Prés où était organisé un grand rassemblement de solidarité avec la Syrie. Les invitations avaient été lancées par Bernard-Henri Lévy, fondateur de l’association SOS Syrie. De ce fait les Quisling du Parti américain se pressaient dans la salle et à la tribune et les médias ont ainsi mis l’accent sur la présence de Bernard Kouchner, d’André Glucksman, de Fadéla Amara, de François Bayrou et de Dominique Sopo. Il y avait aussi à cette réunion, un homme de type arabe, très entouré et, à l’évidence, très respecté, du nom de Melhem Al-Douroubi. Or, curieusement, il ne s’est trouvé aucun journaliste pour s’interroger sur le rôle politique de cet individu et sur la raison de sa présence parmi l’élite des démocrates français. Pourtant, il aurait été particulièrement intéressant que tout le monde sache que Melhem al-Douroubi n’était pas, quant à lui, un démocrate syrien, mais tout au contraire un représentant et un des principaux dirigeants du courant politique le plus totalitaire et le plus anti-démocratique qui existe en Syrie : les Frères musulmans.
Certains seront sans doute surpris que je n’ai pas encore invoqué une éventuelle influence de l’État d’Israël dans tout cela. Si je ne l’ai pas fait, c’est qu’à mes yeux, elle n’est que marginale. En effet, Israël n’a aucun intérêt à la chute de Bashar al-Assad et a tout à perdre à voir le chaos s’installer à sa porte et un gouvernement où les islamistes seraient puissant s’établir à Damas. L’exemple de ce qui s’est passé récemment au Caire et dans le Sinaï montre ce qui pourrait demain se passer dans le Golan si l’équipe dirigeante de Damas changeait. Damas est bien sur un ennemi de Tel-Aviv, mais c’est aussi un ennemi connu et qui respecte un certain nombre de règles et qui, en définitive, fait tout pour que la situation ne dégénère pas. De plus, les rapports entre Israël et la Turquie se sont beaucoup détériorés et, à Tel Aviv, nul ne souhaite qu’Ankara prenne encore plus de puissance. C’est tout cela qui explique la position très modérée des israéliens dans cette affaire.
III- Nationalisme arabe et nationalisme syrien
Je vais conclure en évoquant la situation des deux partis qui me semblent les plus intéressants actuellement en activité en Syrie : le Baas et le Parti social national syrien. Dans les deux cas ce sont des partis grand nationalistes, l’un nationaliste grand arabe, l’autre nationaliste grand syrien, dans les deux cas ce sont des partis laïcs mais fondés par des chrétiens Michel Aflak et Antoine Saadé.
Je présume que vous connaissez tous le Baas donc je n’en dirais que quelques mots.
Le Parti Baas ou Parti socialiste de la renaissance arabe a été créé en 1947 avec pour but l’unification des différents États arabes en une seule et grande nation.
Sa doctrine combine le socialisme arabe, la laïcité, le nationalisme et le panarabisme.
Le Baas reconnaît la place prépondérante de l’islam dans l’essor du monde arabe, mais pense que seul un État laïc permettrait de regrouper toutes les composantes d’une nation très divisée sur le plan confessionnel.
La devise du parti est « Unité, Liberté, Socialisme ». « Unité » se rapporte à l’unité panarabe, « Liberté » souligne la liberté vis-à-vis des intérêts étrangers et « Socialisme » fait référence spécifiquement au socialisme arabe de nature personnaliste et opposé au marxisme et au libéralisme.
Au milieu des années 1960, le Baas accédera au pouvoir en Syrie et en Irak, mais des divergences idéologiques feront que ces deux pays s’opposeront au lieu de s’unifier et que deux Baas agiront au niveau arabe se rattachant l’un à Bagdad l’autre à Damas.
On les trouve toujours à l’action dans tous les pays arabes même s’ils sont souvent du niveau du groupuscule et la chute de Ben Ali en Tunisie a vue la sortie de la clandestinité d’un Parti Baas tunisien.
Le nationalisme grand arabe est donc toujours d’actualité, même s’il ne pèse guère en comparaison aux groupes liés aux Frères musulmans.
Le Parti social national syrien a été créé en 1932, par Antoine Saade, un instituteur libanais de confession grecque orthodoxe qui militait pour la formation d’une « Grande Syrie », englobant outre ce pays, l’Irak, la Jordanie, le Liban, la Palestine et Chypre dont, selon ses vues, basées sur des considérations raciales puisqu’il affirme « les syriens ne sont pas des arabes et forment une seule et unique nation ».
Créé en réaction aux tentatives françaises de faire éclater la Syrie d’alors en plusieurs États : Syrie, Liban, territoire des alaouites, djebel druze, le PSNS fut immédiatement soupçonné d’être en contact étroit avec les services d’espionnage allemands. Durant la deuxième guerre mondiale, ces liens, qui étaient réels, lui valurent d’être interdit à deux reprises – sous Daladier puis sous Pétain - par le gouvernement français qui goûtait peu sa propagande anti-française. Après la conquête de la Syrie par les forces anglo-gaullistes, l’administration mise en place par le général De Gaulle s’inquiéta à son tour de l’action du parti. À juste titre, car lors des graves troubles de 1943 et 1945, qui entraînèrent la fin du mandat français sur le Liban et la Syrie, le PSNS joua un rôle central dans les manifestations de rue et ses milices firent le coup de feu contre les troupes françaises.
Mais le PSNS fut déçu par la proclamation de l’indépendance du Liban car elle enterrait son espoir de la création d’une « Grande Syrie ». Deux États étaient nés et Antoine Saade n’eut alors plus qu’une idée en tête, trouver le moyen de les faire fusionner.
Installé au Liban, Antoine Saade joua d’abord la carte de la légalité et de la voie électorale. Aux élections de mai 1947, nombre de candidats du PSNS furent élus. Mais, constatant rapidement l’impossibilité de faire triompher ses idées par la voie parlementaire Saade s’exila en Syrie et entrepris d’organiser une action subversive à l’intérieur du Liban. Mais les services de sécurité libanais eurent vent de l’affaire et une tentative de soulèvement militaire dans la zone de la Bekka eut pour conséquence l’arrestation d’Antoine Saade en juillet 1949 et son exécution immédiate (il fut le seul homme politique libanais a être condamné à mort et exécuté de toute l’histoire de ce pays). Quant au PSNS, il fut déclaré hors la loi et devint clandestin, ce qui ne l’empêcha pas de rester très actif et de tout faire pour venger son chef, assassinant le premier ministre libanais en 1952, multipliant les attentats à Beyrouth et les émeute dans tout le Liban, jusqu’à l’élection à la présidence de la République de Camille Chanoun en 1952.
Redevenu un parti légal le Parti social national syrien participa sous ses propres couleurs aux élections de 1953. Il s’y opposa avec violence Parti phalangiste de la famille Gemayel qui tentait de s’implanter dans ses fiefs. Ce fut le début d’un combat sans merci qui perdure encore.
Dans les années qui suivirent le PSNS se consacra à un patient travail de noyautage de l’armée libanaise en vue de prendre le pouvoir par un coup de force. C’est ainsi que dans la nuit du 31 décembre 1961 au 1 janvier 1962, il tenta un coup d’État qui échoua. Trois mille cinq cents membres du parti furent arrêtés, cinquante furent tués lors d’affrontement armés. La dure répression fut principalement menée par des partisans de la famille Gemayel et le parti fut interdit.
La vengeance étant un plat qui se mange froid, le 13 avril 1975, un commando du PSNS tua le garde du corps personnel de Pierre Gemayel pour venger la mort et la torture de ses membres emprisonnés en 1961. Mieux, en 1982, un militant maronite du parti organisa l’assassinat du président de la République libanaise Bashir Gemayel, tant pour venger les morts du PSNS que pour punir le président d’avoir des liens étroits avec Israël. Enfin, en 2006, le PSNS fut fortement soupçonné d’être l’organisateur de l’assassinat de Pierre Amine Gemayel.
Entre temps, le PSNS clandestin s’était étroitement lié à la résistance palestinienne et avait multiplié les actions contre l’occupation israélienne du Liban, organisant de nombreux attentats à la voiture piégée, ainsi que des attentats-suicides comme lorsque Sana Khyadali, une de ses militante, devint, en 1985, la première femme kamikaze du Proche-Orient.
Durant la guerre civile libanaise, la milice du PSNS affronta durement celle des partisans de Gemayel. Le PSNS fut ensuite l’un des libérateurs du Sud-Liban, avec Amal, l’armée libanaise et le Hezbollah.
Dans le contexte libanais le PSNS se positionne comme pro-syrien. Il est membre du Bloc de la résistance et du développement, une coalitions parlementaires au sein de l’Assemblée nationale libanaise, avec le mouvement Amal, le Hezbollah, le Parti Ba’as et le Parti phalangiste de Karim Pakradouni.
A partir des années 1970, le PSNS fut toléré en Syrie et, en 2005, Bachar el-Assad accepta qu’il intègre le Front national progressiste. Fort d’une centaine de milliers de membre, il joue depuis un rôle non négligeable dans la vie politique syrienne car la Parti Baas vieilli et sclérosé y est en recul et parce que son nationalisme syrien parle mieux aux masses que le nationalisme grand-arabe plus théorique. Il se pourrait donc que l’avenir lui soit assez favorable.