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Les espions privés de l’Amérique

Le « Washington Post » a enquêté sur la privatisation du renseignement aux Etats-Unis, son étendue et ses dérives.

Les services de renseignement américains sont en voie de privatisation. Cela ne les rend pas plus efficaces, mais des centaines d’entreprises en profitent pour se goinfrer. Après deux ans de travail, le Washington Post a publié hier son enquête, National Security Inc., qui présente l’immense galaxie du renseignement privé et de ses contractors, mise en place depuis le 11 septembre 2001.

Un secteur pléthorique

Aux Etats-Unis, plus de 30% des personnes habilitées au secret-défense appartiennent au secteur privé, soit 265 000 contractors. Selon la liste établie par le quotidien, 1 931 sociétés privées travaillent sous contrat pour la communauté du renseignement, mais 110 d’entre elles se partagent 90% du marché. General Dynamics est l’une des plus importantes : elle a triplé son chiffre d’affaires depuis 2001 et doublé ses effectifs, en suivant la recette décrite par le journal : « Follow the money », l’argent public en l’occurrence.

800 entreprises sont spécialisées dans les technologies de l’information, mais d’autres interviennent directement dans les opérations. Ce qui n’est pas sans risque : 8 des 22 « agents de la CIA » tués en opérations depuis 2001 étaient des contractors privés. Quant aux bavures, Blackwater s’est illustrée en Irak, avec une fusillade qui a fait 17 morts. Moins embêtant pour Washington que s’il s’agissait de ses propres militaires.

Un système hors de contrôle

La privatisation de ces activités de sécurité nationale est telle que l’administration Obama souhaite faire marche arrière. Interrogé par le Washington Post, le directeur de la CIA, Leon Panetta, estime que « depuis trop longtemps, nous dépendons de "contractors" pour le travail opérationnel qui devrait être fait par nos agents ». Quant au secrétaire à la Défense, Robert Gates, il a confié préférer les gens qui « sont dans la carrière parce qu’ils se préoccupent du pays et pas seulement de faire de l’argent ». « Cela fait des années que les démocrates mènent campagne ’contre ces dérives, ndlr), assure Philippe Vasset, écrivain et rédacteur en chef de la lettre spécialisée Intelligence-online.

Il y a des soupçons de corruption et d’une surfacturation généralisée. Car les "contractors", qui sont souvent des anciens des services, font la même chose que des agents publics, mais pour plus cher ! » Même constat pour Eric Denécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement : « C’est un système qui échappe à tout contrôle politique et même financier. Les Etats-Unis dépensent trop d’argent pour le retour sur investissement qu’ils obtiennent. Mais des tas d’entreprises se font des couilles en or. » Il s’agit d’une vieille tradition américaine, rappelle Eric Micheletti, auteur de CIA, 60 ans d’opérations clandestines (avec Pascal Le Pautremat, éd. Histoire et Collections).

Dans les années 40 et 50, la CIA utilisait des compagnies privées, créées de toutes pièces par des anciens avec l’argent du contribuable. Après la guerre du Vietnam, cela avait beaucoup régressé, mais c’est revenu en force après le 11 Septembre. Autour du président Bush, des gens avaient un intérêt financier personnel au développement de telles activités. »

Un business florissant

« Alors qu’en 2000, l’effort budgétaire consacré à l’embauche de contractuels au sein des services de renseignement représentait une somme déjà substantielle de 17,5 milliards de dollars (13,5 milliards d’euros, ndlr), celui-ci crevait début 2008 le plafond des 42 milliards, précise Georges-Henri Bricet des Vallons, auteur d’Irak, terre mercenaire (éd. Favre). La privatisation a atteint un degré d’exubérance difficilement concevable : 50% des agents "clandestins" de la CIA et 35% de ceux de la DIA (Defense Intelligence Agency) sont des "contractors". Le National Reconnaissance Office, qui pilote les programmes de satellites-espions américains, présente un cas paroxystique, puisque ses activités sont privatisées à 100%. »

On voit ainsi des entreprises comme Abraxas se spécialiser dans la fourniture, clé en main, de « couvertures » pour les agents clandestins. L’Irak et l’Afghanistan, où les interrogatoires de prisonniers sont sous-traités au privé, ne sont pas les seules terres de missions pour ces sociétés. Ainsi des agents de Blackwater (devenu Xe) ont-ils participé à des opérations de captures d’islamistes en Somalie, aux côtés de la CIA.

Tous les experts s’accordent à reconnaître que ce phénomène américain ne déborde pas en Europe, où les services officiels gardent la haute main sur les fonctions régaliennes. « Ils n’ont tout simplement pas assez d’argent », tempère Philippe Vasset.