Les avions sans pilote armés posent plus de problèmes qu’ils en résolvent, selon un bureau d’étude britannique. Une réflexion qui concerne le Suisse à l’heure où elle s’apprête à acheter des drones israéliens.
Des avions sans pilote capables de bombarder sans risquer la vie des soldats qui les dirigent. Le rêve de toute armée moderne est devenu réalité. Utilisés depuis treize ans par les États-Unis, le Royaume-Uni et Israël, les drones à usage militaire restent encore mal connus de l’opinion publique, laquelle leur est souvent favorable.
À l’heure où la Suisse prévoit d’acheter plusieurs de ces engins à une firme israélienne, Elbit Systems, Mary Dobbing, chercheuse pour le bureau d’étude britannique Drone Wars UK [1], a fait le déplacement à Genève le temps d’une conférence, à l’initiative du mouvement Boycott, désinvestissements et sanctions.
- « Au lieu de lutter efficacement contre le terrorisme dans le monde, les missiles lancés par des drones mettent les populations des pays visés en colère, les incitant à soutenir les groupes violents », affirme Mary Dobbing (ici, un modèle de drone étasunien) – US Air force.
La spécialiste pense que le modèle choisi par la Confédération, le Hermes 900, a été utilisé cet été à Gaza dans les bombardements qui ont touché lourdement la population civile (lire ci-dessous). Elle déplore qu’aucun débat public n’ait eu lieu sur cette question alors que le parlement pourrait approuver cet achat au printemps prochain lors du vote du programme d’armement de la Confédération. Interview.
Vous affirmez que l’usage des drones armés est très problématique. Pour quelles raisons ?
Mary Dobbing : Tout d’abord, parce qu’il rend les guerres plus probables. Avec cette technologie, vous ne mettez pas en danger vos troupes. Le prix politique à payer pour les élus est beaucoup moins élevé qu’avec l’envoi d’avions conventionnels. On parle alors de « tueries commodes » (convenient killings). Les citoyens n’aiment pas voir revenir dans des cercueils des soldats envoyés à la guerre.
De surcroît, ces avions sans pilote, guidés par ordinateur, fascinent les militaires. Un peu comme des petits enfants avec de nouveaux jouets. Cela fait ressembler la guerre à un jeu video, on constate une mentalité « playstation » chez les soldats qui pilotent en réalité leurs engins à des milliers de kilomètres de distance de la cible. Une enquête judiciaire menée aux États-Unis sur une tuerie de civils en Afghanistan par un drone étatsunien a montré qu’il est plus facile de tirer une bombe dans ce cadre car, il y a une déconnection psychologique entre le soldat et les victimes. On tue de manière plus légère.
Le champ de bataille s’élargit donc potentiellement...
Oui, les drones permettent de répondre aux exigences de la « guerre globale contre le terrorisme », lancée par George W. Bush et poursuivie par Barack Obama. Étendre le champ de bataille à tous les pays où des menaces sont perçues par le gouvernement des États-Unis : Irak, Somalie, Yémen, Afghanistan, Pakistan, Afrique de l’Ouest.
Les drones sont pourtant perçus comme capables de frappes « chirurgicales », précises, et donc de préserver des vies humaines.
Les militaires qui les utilisent assurent une précision maximale, mais les fabricants considèrent que les tirs sont « précis » lorsque 50 % des explosifs atteignent leur cible. Et les autres 50 % ? De surcroît, quand les munitions explosent, les fragments peuvent atteindre d’autres personnes, jusqu’à 20 à 30 mètres de l’explosion. Cela peut tuer ou blesser de nombreuses personnes se trouvant dans les environs immédiats.
Des preuves ramenées du Pakistan et du Yémen – dans ce pays, les seuls missiles qui tombent du ciel proviennent de drones – montrent que de très nombreux civils ont été tués. L’organisation Bureau of investigative journalism, au Royaume-Uni, qui a travaillé avec des journalistes au Pakistan, s’est rendue sur place auprès des victimes avec la presse locale, et ont croisé leurs données : ils sont arrivés à la conclusion qu’entre 2 383 et 3 858 personnes ont été tuées par des drones, dont entre 416 et 957 civils.
Vous questionnez aussi leur efficacité sur le plan de la sécurité mondiale.
Ces attaques fâchent évidemment les populations locales, qui en veulent à ceux qu’ils tiennent responsables de ces tirs : les citoyens des États-Unis, de Grande-Bretagne ou plus largement de l’Occident, donc potentiellement vous et moi. Au lieu de pousser les populations à se distancier des groupes extrémistes, cela les conduit au contraire à les soutenir !
Tous les témoignages que nous recueillons vont dans ce sens. Même Robert Grenier, qui a dirigé le centre de la CIA contre le terrorisme de 2004 à 2006, a déclaré à propos de l’usage des drones armés en Afghanistan et au Pakistan :
« Nous avons créé une situation par laquelle nous avons engendré davantage d’ennemis que nous en avons éliminés du champ de bataille. »
Ce n’est donc pas une stratégie militaire cohérente. C’est contreproductif et selon toute probabilité illégal au regard du droit international.
Pourquoi est-ce illégal selon vous ?
En dehors d’une guerre conventionnelle, comme celle qui est menée par les États-Unis au Pakistan, au Yémen, en Somalie et d’autres, le droit humanitaire international stipule que vous ne pouvez éliminer une personne que si elle représente une menace imminente à la vie humaine et que vous ne pouvez la capturer. Or l’on comprend difficilement qu’un individu se trouvant au Yémen ou en Somalie puisse représenter une menace imminente pour les États-Unis ou la Grande-Bretagne.
Comment voyez-vous le développement des drones armés dans le futur ?
Vous pouvez être sûr que tout pays doté d’une armée travaille d’arrache-pied pour rattraper son retard dans ce domaine. Il existe bien sûr un grand risque de prolifération. On estime qu’entre 70 et 80 pays dans le monde possèdent des drones, utilisés principalement pour la surveillance du territoire.
Certains analystes pensent que la Chine, la Turquie et l’Iran possèdent des drones armés. Il y aussi beaucoup d’argent à se faire avec la fabrication et l’exportation de cet armement. Partout où il existe une industrie militaire, celle-ci cherche à les développer.
Faut-il donc les interdire ?
Absolument. D’autant que dans le futur, ces avions vont devenir plus sophistiqués et pourraient devenir autonomes. Certains états-majors prévoient que ces machines pourraient prendre des décisions elles-mêmes quant aux cibles à éliminer. En utilisant des algorithmes et des modèles de comportement des êtres humains sur le terrain, elles pourraient déterminer qui « représente une menace ».
Avant de pouvoir les interdire définitivement, nous demandons que les États fassent toute la transparence sur l’usage des drones militaires, de manière à pouvoir analyser leur légalité. Tout est pour l’instant tenu secret.