Le 1er juin dernier s’est tenue à Londres une conférence sur « l’Union européenne et le futur de la Grande-Bretagne ». Organisée par le Groupe de Bruges [1], cette conférence proposait un débat entre John Redwood (député conservateur au Parlement britannique), Tim Aker (député européen pour l’UKIP) et Peter Oborne (rédacteur adjoint au sein du magazine politique The Spectator) sur une sortie prochaine du Royaume-Uni de l’UE.
Le Groupe de Bruges est un think tank britannique trans-partis se revendiquant de l’idéologie thatchériste et « promouvant l’idée d’une structure européenne moins centralisée que celle qui émerge à Bruxelles » [2]. Ce think tank tient son inspiration du discours de Margaret Thatcher prononcé à Bruges en Septembre 1988, dans lequel elle déclara :
« Nous n’avons pas fait reculer avec succès les frontières de l’État au Royaume-Uni, pour les voir ré-imposées à un niveau européen, avec un super-Etat européen exerçant une nouvelle domination de Bruxelles. »
Bien que le débat ait adopté rapidement une tournure politique lorsque John Redwood et Tim Aker s’en sont pris respectivement à l’UKIP et au Parti conservateur, les trois invités ainsi que la salle étaient acquis dès le début à l’idée d’une sortie rapide du Royaume-Uni de l’Union. De nombreuses incohérences se firent cependant jour au fur et à mesure que les arguments en faveur d’une sortie de l’UE étaient avancés, révélant certains objectifs inavoués du Groupe de Bruges et de ses invités.
En premier lieu, les intervenants s’insurgèrent de la hausse de la pauvreté au Royaume-Uni malgré une reprise économique faisant figure de modèle (taux de croissance à 2,6%, chômage à 5%) [3]. En effet, plus d’un million de citoyens britanniques ont eu recours aux banques alimentaires au cours de la dernière année en Grande-Bretagne, soit une hausse de 20 % par rapport aux années précédentes [4]. De plus, selon le New Policy Institute, 28% de la population londonienne vivait dans la pauvreté en 2012, soit 440.000 personnes de plus que 10 ans plus tôt [5]. Selon nos trois compères, cette hausse serait principalement due à la présence du Royaume-Uni au sein de l’Union. L’UE a certes une part de responsabilité importante dans la montée des inégalités et du taux de pauvreté au sein de ses pays membres. Il est cependant curieux que les trois invités ne mentionnent pas le rôle dévastateur des décennies de politique néo-libérale thatchériste au Royaume-Uni, politique directement promue par le Groupe de Bruges. Il est par exemple démontré que la gestion libérale de la ville de Londres par son maire Boris Johnson a protégé les intérêts des banquiers et assureurs de la City, laissant par contre s’envoler les tarifs des transports et des logements, plaçant les prix de l’immobilier londonien en première place mondiale. Pour citer un autre exemple, la privatisation du rail britannique opérée en 1996 et destinée à faire baisser les tarifs et à moderniser les équipements aura causé l’évolution inverse. L’augmentation des tarifs du train depuis 1996 a en effet été trois fois supérieure à celle de l’augmentation moyenne des salaires, tandis que l’âge moyen du matériel roulant est passé de 16 ans en 1996 à 18 ans aujourd’hui [6].
Par conséquent, il est plus probable que les raisons qui poussent John Redwood, Tim Aker et Peter Oborne à militer pour une sortie de l’Union soient d’autre nature. The Spectator, au sein duquel Peter Oborne tient le rôle de rédacteur adjoint, est connu pour ses positions atlantistes prônant à la fois un rapprochement avec les États-Unis et un éloignement de l’Union européenne [7]. Fortement lié au Parti conservateur, ce magazine politique rêve que le Royaume-Uni retrouve sa place de premier allié stratégique des USA, position en train d’être récupérée par la France. Il est aussi à noter que selon Peter Oborne, la campagne pour la sortie de l’Union devra être « excitante », c’est-à-dire conduite par « une femme ou un Noir », et pas par « un mâle blanc de la classe moyenne comme Nigel Farage », après avoir précisé non sans contradiction que Farage était sans doute le plus habilité à mener cette campagne… On retrouve ici le communautarisme à l’anglo-saxonne avec ses quotas de femmes et de Noirs, même pour une campagne destinée à redonner sa souveraineté politique, économique et migratoire au Royaume-Uni.
Il semble donc que les intentions véritables des eurosceptiques du Groupe de Bruges concernent plutôt la place qu’occupera le Royaume-Uni au sein du Nouvel Ordre mondial. Il apparaît clairement aux yeux des élites libérales britanniques que le Royaume-Uni pourrait perdre sa position de 5ème puissance mondiale en restant au sein de l’UE. Ces élites voient un nouveau rapprochement avec les USA comme le meilleur moyen de garder un rôle central au sein de la future gouvernance mondiale, de manière similaire à la place qu’occuperait Jérusalem, future capitale du Nouvel Ordre mondial dans la vision de Jacques Attali [8]. Au contraire, une soumission aux autorités bruxelloises ne proposerait aucune perspective plus intéressante à long terme qu’une simple place d’euro-région au sein de l’Union.