Comment les politiques d’austérité néolibérales ont bloqué le progressisme en matière de santé mentale, et comment la détresse sociale a été « psychologisée » puis « psychiatrisée » pour les besoins du Système : c’est l’objet de ce discours du médecin psychiatre Mathieu Bellahsen, qui a coécrit en 2014 un livre sur la santé mentale... très politique. Une santé mentale qui est devenue, selon lui, « un instrument pour gouverner les peuples » qui permet d’« entrer à l’intérieur des âmes ».
La nouvelle définition du « fou » devient alors : celui qui ne s’adapte pas au libéralisme, ou au cadre sociétal imposé par cette idéologie.
Illustration avec la parution fin 2005 du livre vert, selon lequel « avoir une population en bonne santé mentale permet de remplir les objectifs stratégiques de l’Union européenne ». Selon le Dr Bellahsen, c’est à ce moment-là qu’entre en vigueur officiellement la norme de la concurrence entre les individus : il y aura désormais tout en bas les fous, pour lesquels on ne peut rien, à part la contention (physique ou chimique, en tous les cas derrière de hauts murs) ; au milieu ceux qui sont dans la zone grise sociale (on en reparle plus bas) ; et enfin au-dessus ceux qui sont disposés au bonheur... et à la consommation qui va avec. Faisant de la santé mentale un concept économique, voire économiste, qui prend en compte les « risques psychosociaux » inhérents à la seconde catégorie.
Bellahsen donne comme exemple les charrettes socialement meurtrières des années 2000 chez France Télécom-Orange, où 22 000 personnes ont été écartées avec brutalité par décision de la direction – appliquant les nouvelles normes de management –, ce qui a entraîné chez ces employés et cadres soi-disant inaptes au progrès néolibéral une épidémie de dépressions et de suicides (entre 18 et 33). On rappelle les chiffres, car on peut les extrapoler à l’ensemble de la population, qui a été carrément « restructurée » dans ces années, consacrant l’avènement du néolibéralisme en France. Cette France des services publics et du savoir-vivre qui sont en train de disparaître.
Il s’agit donc de remettre en question les individus dits inadaptés au cadre socialement et physiologiquement violent que la dominance leur impose. De l’art de changer l’individu pour ne pas changer la société, et laisser la hiérarchie sociale intacte. Comme le résume très bien Bellahsen, la révolution s’éloigne.
Le soin de la folie se connecte alors à la souffrance au travail, dans un monde qui s’uberise et se libéralise à vitesse grand v. La pathologie psychique dans le monde du travail est le secteur montant de la médecine. Marie Pezé, psychologue clinicienne, a jeté un pavé dans la mare libérale avec son ouvrage Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés – parallèle entre peste noire et peste néolibérale–, établissant le lien entre souffrance psychique et techniques contemporaines de management, importées des États-Unis. Ces techniques qui font le bonheur des écoles de commerce, ces pépinières idéologiques de la dominance néolibérale, actuellement en plein dans les affres économiques qu’elles ont contribué à créer.
Extrait d’un entretien de Marie Pezé à L’Humanité le 20 mai 2011 :
« Dans cette évolution du capitalisme – je ne fais pas de critique politique, mais un constat par rapport à ma position de soignante –, ce qui s’est perdu, c’est l’investissement de tout le monde dans le travail. De l’ouvrier de base au cadre supérieur en passant par le chef de l’entreprise, tout le monde avait l’amour et le respect du travail bien fait. Bien sûr avec une gestion des coûts minimale, personne ne le conteste. Mais à force de ne vouloir qu’avoir des profits à deux chiffres et des marges de manœuvre prises uniquement sur l’activité de travail, on a fini par tenter d’évacuer le travail. Et on l’évacue avec des manipulations managériales extrêmement efficaces. Toutes ces organisations visent essentiellement à une programmation de la solitude.
Quand on empêche les gens de constituer des équipes de travail, quand on les fait tourner sur des postes différents, quand la comptabilité est à un bout de la capitale pendant que le service technique est à l’autre bout, si ce n’est dans un autre pays, c’est fait bien sûr pour qu’il n’y ait pas de riposte de leur part vis-à-vis de ce qu’on va leur demander de faire.
Le drame dans cette histoire, c’est qu’on abîme le travail. Le génie français, qui permet à ce pays de créer, sur le plan technologique, des choses extraordinaires, va finir par se perdre. Ce pays qui se caractérisait par la qualité du travail accompli, l’investissement de ses salariés – nous sommes en 3e position mondiale pour la productivité horaire en 35 heures –, à force d’abîmer la qualité du travail, passe en travail en “mode dégradé” . »
La vidéo de Mathieu Bellahsen (2014) :