Un facteur central de la stratégie impérialiste contemporaine implique la création de mouvements « anti-capitalistes » portés par la jeunesse qui servent la mondialisation plutôt que la défier. De tels contre-mouvements reçoivent fréquemment les accolades enthousiastes d’intellectuels gauchistes « radicaux » qui, à travers un amalgame d’orgueil et d’ignorance, accordent l’adoubement à une forme de dissidence en fait conçue pour exacerber les injustices du statu quo.
Un article collectif publié dans le journal Le Monde et intitulé Nuit Debout contribue à la création d’un autre monde, affirme que le mouvement social actuel français, qui prétend s’être formé par opposition à des réformes du droit du travail nuisibles aux intérêts de la classe laborieuse, est l’amorce d’une chose d’une grande ampleur. L’article, curieusement affublé d’un autre titre dans sa version en ligne, est co-signé par plusieurs intellectuels dont les Trotskyistes Tariq Ali et Tony Negri. Donc, quelle est la nature de cette transformation sociale prétendument mise en œuvre par ce nouveau mouvement social ?
L’article du collectif plaide que le Front national d’extrême droite joue la carte anti-système tout en refusant de défier la « loi du marché ». Penchons-nous un peu sur ces allégations. Bien qu’il soit assurément vrai que le Front national est un parti de menteurs et de tricheurs qui misent sur le désespoir de la classe laborieuse dans leur quête de pouvoir, – cela a toujours fait partie de leur histoire et de leur mode opératoire – il est inexact de suggérer que le Front national prenne toujours publiquement la défense de politiques propices à l’expansion du capitalisme.
Il reviendra à l’esprit des auteurs qu’alors que les terroristes d’al-Qaeda soutenus par les monarchies du Golfe Persique ainsi que par Israël et par l’OTAN décapitaient et lynchaient les Noirs libyens dans les rues de Benghazi en 2011, la tête de file de la « gauche » anti-mondialiste, Jean-Luc Mélenchon, est apparu à la télévision française défendre la campagne de bombardements français en appui aux escadrons de la mort, tandis que Marine Le Pen, la dirigeante du Front national, avait dénoncé cette intervention.
Marine Le Pen a décrit l’emprise française sur la finance africaine sous la forme du FCFA (Franc des Colonies Françaises d’Afrique) comme une « tragédie » pour les Africains, et elle s’est engagée à abolir ce système financier néocolonial ; tandis que Jean-Luc Mélenchon a constamment préféré éviter le sujet. Il est facile de voir pourquoi une proportion de gens des classes laborieuses préfère ladite extrême-droite, à ladite extrême gauche. Soyons clairs : aucun des deux candidats précités ne sert les intérêts des classes laborieuses. Mais il est possible de pardonner leur confusion dans leur choix pour décider lequel des deux représente l’extrême droite.
Mais qu’en est-il des intellectuels « anti-capitalistes » de Nuit Debout ? Les auteurs ont-ils pris la défense du Président Laurent Gbagbo de la République de Côte d’Ivoire en 2010, quand l’impérialisme français et sa « loi du marché » ont attaqué son peuple avec des escadrons de la mort après qu’il ait entrepris de mettre un terme à l’esclavage financier de l’Afrique sous le joug du système monétaire du FCFA ? Que nenni. Nous pouvons distinguer les contours d’une idéologie gauchiste curieusement similaire au système qu’elle prétend combattre.
L’impérialisme a été défini par Lénine comme le capitalisme monopolistique, ou le dernier stade du capitalisme. Le capitalisme monopolistique décadent procède par l’accélération de l’accumulation primaire ; c’est à dire, en volant et en pillant, et en envahissant et en bombardant de nouveaux territoires, de nouvelles nations et de nouveaux continents. La guerre est essentielle à la prolongation du mode de production capitaliste. C’est une loi élémentaire de l’économie politique capitaliste, de la « loi du marché » qui ne semble pas avoir été saisie par ces intellectuels enthousiasmés par Nuit Debout. Ces guerres se sont perpétuées pendant longtemps, mais elles se sont accélérées depuis la crise financière de 2008.
Soutenir la révolution bolivarienne et tous ses adversaires
Les auteurs proclament que le « néo-libéralisme » a été assailli de plusieurs façons depuis la chute du Mur de Berlin. Ils font les louanges du virage à gauche de l’Amérique Latine, illustré par la Révolution Bolivarienne. Ils mentionnent également le Printemps Arabe de 2011. Mais les auteurs ne parviennent pas à démontrer comment une révolution populaire, de gauche et venant de la base au Venezuela, qui a défié le Consensus de Washington et apporté un haut degré de progrès social et de démocratie, peut ressembler à des putschs ochlocratiques fabriqués par les USA en Tunisie et en Égypte suivis par des guerres impérialistes d’agression et de génocide en Libye et en Syrie – criminellement déguisées en interventions humanitaires et en révolutions.
Ces intellectuels échouent tout autant à expliquer comment ils parviennent à soutenir le Printemps Arabe tout en chantant les louanges de l’ancien Président du Venezuela, Hugo Chávez, qui entretenait des liens étroits avec Mouammar Kadhafi et Bachar el-Assad, et qui avait dénoncé le Printemps Arabe pour ce qu’il était en réalité : une série de coups d’État néocoloniaux d’extrême droite contrôlés par des agences étasuniennes contre le développement du Tiers-Monde.
Ces coups d’État appuyés par les USA ont été, comme l’a confirmé l’ancienne Secrétaire d’État US Condoleeza Rice dans ses mémoires, le fruit de la tentative par l’ancien Président US George W. Bush de « démocratiser » et remodeler le Moyen-Orient. Quiconque a soutenu le Printemps Arabe soutient donc l’impérialisme US.
L’accession au pouvoir des Frères Musulmans d’ultra-droite en Tunisie et en Égypte n’était pas due à l’échec de ce que les auteurs attestent avoir été des révolutions « anti-néolibérales », mais plutôt à leur réussite. La Banque Mondiale, ainsi que des analystes politiques d’élite, se sont souvent lamentés de la nature fermée de l’économie tunisienne, tout comme de la manière dont Ben Ali favorisait la bourgeoisie nationale aux dépens des compradors au service d’investisseurs étrangers. La rémanence persistante d’un militantisme syndical dans le style français en Tunisie est une autre raison qui a mené les analystes politiques d’élite du Financial Times à dire de la révolution tunisienne qu’elle était « inachevée ».
Bien que ce soit peu reconnu, le « Fonds de Solidarité National » de Ben Ali en avait presque autant fait que les politiques de Hugo Chávez pour réduire la pauvreté ; le modèle tunisien était sur le point d’être adopté par les Nations Unies dans son programme mondial contre la pauvreté – une politique qui aurait sans doute fait que des milliers d’ONG douteuses auraient dû mettre la clé sous la porte. Le Fonds de Solidarité National fut immédiatement aboli par les « révolutionnaires » du Printemps Arabe.
Dans la révolution égyptienne, les travailleurs y ont aussi perdu. L’une des premières mesures appliquées par les adeptes du Printemps Arabe au Caire aurait recueilli l’approbation de la Ministre du Travail française, Mme. El Khomri : ils ont réformé les lois du travail de sorte que les employés ne touchent plus leur salaire s’ils se mettent en grève, et que les patrons n’aient plus à les payer quand la production s’arrête par manque de commandes. Rien de mieux qu’une révolution fomentée par la CIA pour défier la « loi du marché » !
Pour ce qui est des autres pays du virage à gauche latino-américain, le Brésil a fait l’expérience d’un début de Printemps Arabe en 2013 pendant la « Révolution de Vinaigre » – une autre tentative de coup d’État par flash-mobs interposés, menée par des ONG et dirigée par les USA avec pour objectif de renverser un pays qui se rapprochait de la Russie et de la Chine. Quand à eux, tous ces auteurs anti-mondialistes avaient aussi soutenu cette révolution – tant qu’elle était confortablement revêtue d’un déguisement d’ultra-gauche.
Loin d’avoir été un soulèvement contre le néolibéralisme, le Printemps Arabe était une affaire d’expansion et d’approfondissement de l’emprise du capitalisme financier sur les pays en développement, à travers l’éruption d’un chaos « révolutionnaire ». Cette stratégie géopolitique a connu un succès stupéfiant et n’aurait pas pu réussir sans l’adhésion exubérante de l’infanterie prétentieuse et complètement délirante d’universitaires gauchistes, dont l’ignorance de la politique étrangère US et de la géopolitique dégoulinent sans cesse de leurs contributions écrites et orales aux non-débats politiques des médias grand public. Le philosophe marxiste français Michel Clouscard avait souligné, au cours des événements de 1968, que le capitalisme avait viré à gauche au niveau de la culture politique mais à droite au niveau socio-économique. Clouscard était le seul philosophe à comprendre entièrement et à théoriser les conséquences de ce paradoxe.
Les auteurs font la louange du mouvement anti-mondialiste parce qu’il défie le néolibéralisme, et en même temps ils reconnaissent que c’est un échec total. Ils ne comprennent pas que ces mouvements anti-mondialistes sont conçus pour échouer ; c’est pourquoi des capitaines de la finance les subventionnent copieusement !
Les auteurs concèdent que le mouvement Nuit Debout est principalement blanc et issu des classes moyennes, et qu’il a échoué à attirer des gens provenant de pays post-coloniaux et/ou qui viennent du militantisme de la classe laborieuse. Citant le philosophe italien Antonio Gramsci, ils avancent que ces problèmes sont en cours de discussion parmi les « intellectuels organiques » de la Place de la République, et que par conséquent ils n’ont besoin d’aucune aide de la part des intellectuels traditionnels de l’intelligentsia – encore une aberration monumentale.
Ayant interviewé des douzaines de personnes du mouvement Nuit Debout et écouté de nombreux débats, je peux sans conteste affirmer qu’il y en a peu là-bas qui comprennent le capitalisme contemporain. Les activistes du mouvement Nuit Debout ne correspondent certainement pas à la conception de l’intellectuel organique de Gramsci.
Au contraire, des personnes comme Kémi Seba, un intellectuel français d’origine béninoise ou le rappeur Mathias Cardet, dont le nouveau livre expose l’idéologie réactionnaire et capitaliste du rap contemporain ; ou les monologues en vidéo de l’Algérien Aldo Sterone commentant les problèmes de la jeunesse maghrébine en Europe – ces voix des exclus, du prolétariat post-colonial sont, mutatis mutandis, beaucoup plus proches de la notion de l’intellectuel organique de Gramsci que les activistes de Nuit Debout.
Hélas, si de tels auteurs essayaient de parler au mouvement Nuit Debout, ils seraient probablement escortés hors de la place sous la contrainte, labellisés de « fascistes ». Le problème, par conséquent, ne se situe pas entre intellectuels organiques et traditionnels, mais plutôt dans l’occupation de l’espace académique et populaire par des pseudo-intellectuels pour celui-ci, en face d’une jeunesse désorientée et manipulée pour celui-là – et ce, au détriment dans les deux cas de ceux qui s’emploient à ériger la théorie sociale et l’action politique positive sur les fondations concrètes d’une analyse basée sur les rapports de classes. Si la classe laborieuse et les minorités ethniques de France ne s’intéressent pas à Nuit Debout, c’est parce qu’ils comprennent l’internationalisme néocolonial, raciste et bidon de l’idéologie gauchiste petit-bourgeois ; ils ne sont pas dupes !
Les auteurs redoutent que le mouvement soit submergé par des forces « réactionnaires ». Font-ils référence à ceux qui manifestent contre les guerres fascistes de l’OTAN et les mensonges médiatiques utilisés pour les justifier ? Beaucoup de « Nuit-Deboutistes » croient que les authentiques activistes anti-guerre sont, vous l’avez deviné, des fascistes ! Et l’un des gourous du mouvement, Frédéric Lordon, a pris la défense de la police de la pensée des fascistes antifascistes se nommant eux-mêmes : les « Antifas » !
Le problème n’est pas comment des mouvements sui generis sont repris par des forces réactionnaires, mais plutôt comment des forces réactionnaires du complexe militaire, industriel, médiatique et du renseignement de l’impérialisme préemptent la résistance organique de la base à travers la création de contre-mouvements et de sous-cultures qui trompent, leurrent, démoralisent, découragent, divisent et défont tous les efforts entrepris pour briser le pouvoir du capital sur le travail, de la minorité sur la majorité. Quand l’intelligentsia organique occupera un espace public, produira une analyse concrète des classes et aura expulsé les réactionnaires gauchistes et bourgeois de nos universités, notre jeunesse pourra dormir la nuit et faire la révolution pendant la journée !
Article original (en anglais) : ahtribune.com