Le mois de juin a fait l’objet de grandes commémorations relatives aux 70 ans du débarquement allié en Normandie.
La cérémonie du 6 juin ainsi que la multitude de documentaires télévisés ont été largement prolongés par une lecture politique reprenant les piliers sur lesquels repose la gouvernance actuelle : le souvenir de juin 44 doit nous rappeler, en vrac, la solidarité franco-américaine de toujours, les dangers de « l’extrême droite », ou encore la nécessité de l’édification de l’Union Européenne pour préserver la paix [1].
François Hollande a été tenu de justifier la présence du Président de la Fédération de Russie aux commémorations, une présence jugée inappropriée pour certains, à l’instar de BHL [2]. Le chef de l’État et le ministre de la Défense ont à cet effet rappelé le rôle décisif de l’URSS dans l’issue de la seconde guerre mondiale. A la vue des faits historiques, c’est en effet le moins que l’on puisse dire. Pour illustration, le 22 juin 1944, l’opération Bagration s’enclenchait sur le front de l’Est.
L’opération Bagration est le nom donné à l’offensive soviétique sur les lignes allemandes qui va pulvériser en deux mois les derniers points d’ancrage de la Wehrmacht sur le front de l’Est, avec en particulier la déroute du Groupe d’armée centre (Heeresgruppe Mitte), l’une des composantes fortes des troupes engagées dans l’opération Barbarossa. Sur plusieurs plans, l’opération Bagration apparaît comme étant l’incarnation du tournant de la guerre.
Sur le plan territorial, l’Allemagne est repoussée vers ses positions antérieures à 1941 sur une large partie de l’Europe orientale. Sur le plan stratégique, on voit dans cette offensive le renversement de l’approche militaire des deux camps : les russes ont totalement pris en main l’initiative et ont déjà en tête l’objectif du 1er mai à Berlin ; alors que du coté allemand, on a perdu toute ambition de victoire : depuis la défaite de Koursk (août 1943), prolongement de la symbolique défaite à Stalingrad, les armées s’organisent derrière la ligne Panther-Wotan dans l’optique d’une guerre d’usure. Sur le plan des moyens militaires, la force de frappe soviétique pressentie en 1943 se révèle aux yeux du monde : le nombre d’hommes, mais surtout les moyens matériels et la pertinence stratégique de l’État-major se démarquent totalement des carences de l’Armée rouge de 1941.
La cinglante avancée russe, qui va libérer les territoires de la Russie blanche (Biélorussie), entame la marche irrésistible du « rouleau compresseur » soviétique vers Berlin, caractérisée par les terribles offensives de la Prusse-Orientale et de Poméranie, points d’orgue de l’agonie du Reich et de souffrances pour les populations civiles germaniques.
Les bilans chiffrés de l’opération Bagration témoigne de sa dimension. Les soviétiques engagent plus de 2,3 millions d’hommes, équipés de 6 000 chars et appuyés par près de 5 400 avions.
L’armée rouge comptera en deux mois 500 000 blessés, ainsi que 200 000 morts, soit moins que les allemands (fait rare par rapport à la répartition des pertes sur le front de l’Est, même jusqu’en 1945).Ces pertes feront partie des 10 millions de soldats soviétiques morts pendant le conflit. Il y a aussi, de part et d’autre, plusieurs centaines de milliers de prisonniers.
Ces chiffres sont à comparer avec les 1 million de soldats, toutes nationalités confondues, participant à l’opération Overlord (juin – août 1944). On comptera environ 60 000 tués ou disparus et 150 000 blessés. Pour rappel, les États-Unis ont perdu autour de 300 000 hommes sur l’ensemble des combats de la seconde guerre mondiale [3].
L’opération Bagration est lancée une paire de semaine après le débarquement du 6 juin, mais son ampleur nous amène à penser que c’est bien les russes qui ont eu la main sur le calendrier de la fin de la guerre. On peut affirmer, en outre, que le succès de Bagration et le rapide déferlement soviétique qui l’a suivi ont conféré à Staline un poids majeur, et gênant, lors de la conférence de Yalta (février 1945). La rapidité inattendue de l’avancée russe à l’Est a ainsi pu dynamiser la recrudescence des efforts anglo-saxons sur le front de l’Ouest (déploiements exponentiels d’unités, bombardements…) visant à réduire au mieux la prépondérance soviétique sur l’Europe continentale de l’après guerre.
D’un point de vue strictement français, on ne pourrait donc que tempérer les emphases émotionnelles relatives au débarquement. Non seulement il n’est pas le seul point moteur de l’issu de la second guerre mondiale, mais il a surtout été motivé par le rapport de force géopolitique entre l’URSS et le bloc anglo-saxon. Ceci pourrait expliquer les controverses sur une avancée des anglo-américains se préoccupant trop peu du sort des populations civiles. Il faut aussi rappeler que les Forces Françaises Libres n’ont été informées de l’opération qu’au dernier moment et que les États-Unis avaient d’autres ambitions pour la gouvernance de la France que le gouvernement provisoire de la République, des ambitions illustrées par l’AMGOT et la mise en circulation des « billets drapeau » [4]. De Gaulle avait d’ailleurs boudé les commémorations du débarquement en 1964. [5]. Des points à méditer…
- Centre du Front de l’Est du 22 juin au 29 août 1944 lors de l’Opération Bagration en Ruthénie blanche.