"Le vocabulaire se rétrécit" : c’est le message que le linguiste Alain Bentolila a récemment ré-exprimé. Si la majorité des Français peut compter sur un lexique de 5 000 mots, 10% n’en maîtrisent que quelques centaines. Une lacune paralysante pour la plupart des tâches courantes.
Gilles Siouffi, professeur en Langue Française à l’université Paris-Sorbonne, spécialiste d’histoire de la langue française. Il est l’auteur avec Alain Rey et Frédéric Duval de Mille ans de langue française, histoire d’une passion, Perrin, 2007 (collection Poche "Tempus", 2011).
François Gaudin est professeur en Sciences du langage à l’Université de Rouen. Il fait également partie du laboratoire CNRS "Lexiques, Dictionnaires, Informatique". Ses derniers ouvrages : Dictionnaires en procès, éd. Lambert-Lucas, 2015 ; Maurice Lachâtre, éditeur socialiste (1814-1900), éd. Lambert-Lucas, 2014 ; La lexicographie militante. Dictionnaires du XVIIIe au XXe siècle, préf. Alain Rey, éd. Champion, 2013.
Atlantico : Certaines estimations jugent que 10% de la population ne maîtriserait que 400 à 500 mots. Cela traduirait un appauvrissement du vocabulaire en France : qu’en est-il ? Cet appauvrissement est-il réellement quantifiable par des études ?
Gilles Siouffi : La préoccupation d’Alain Bentolila se comprend. Avoir un vocabulaire riche permet de communiquer, c’est une évidence, et il faut stimuler son apprentissage. Maintenant, il ne faut pas nécessairement noircir le tableau et avoir une vision négative des évolutions (en termes d’ "appauvrissement", par exemple). On ne peut pas, par exemple, mettre ensemble dans les statistiques, les populations francophones et les populations dont le Français n’est pas la langue maternelle. Pour mesurer une différence de compétence sur une longue durée (20 ans, par exemple), il faudrait des tests avec une base de comparaison solide.
Cela a été fait sur l’orthographe (là, on a perdu environ deux années sur vingt ans, cela paraît prouvé), mais pas, à ma connaissance, et de façon similaire, sur le lexique. Ce genre d’études y est beaucoup plus difficile. La langue bouge. Certes, il y a des mots qui se perdent (on n’est pas surpris qu’un adulte testé ne connaisse plus disert, un peu plus véhément…), mais il y en a aussi beaucoup d’autres qui arrivent.
François Gaudin : Le vocabulaire dont dispose une personne est difficile à établir. On utilise le langage dans des cadres très variés, avec des interlocuteurs divers. Comment connaître le nombre de mots qu’une personne utilise durant une journée, une semaine ? Et de quels mots parle-t-on ? S’agit-il du vocabulaire scolaire ? Prend-on en compte les mots issus des contacts avec les langues étrangères ?
Il y a plus grave. On n’est jamais confronté à des mots, mais à des textes, des discours, des échanges, des œuvres. Quand on parle de vocabulaire pauvre, on ne pense pas à celui de Racine : moins de 1300 mots pour écrire Andromaque !
Rassurons-nous, il existe également un appauvrissement du vocabulaire chez les adultes. Les enseignants entendent à tout propos "donner du sens", "éducabilité", "compétences", "cycle"… Les langues de bois sont aussi une forme d’appauvrissement.
Quelle est la responsabilité de la société, et plus précisément de l’école dans ce constat ?
Gilles Siouffi : Les études internationales (PISA, par exemple), montrent que la France est moins bien placée qu’on n’aurait pu le croire, ce qui ne fait pas plaisir, mais aussi que, si la moyenne des élèves est d’un niveau correct en vocabulaire, les plus faibles, eux, sont très faibles. Là, il y a visiblement un problème, qui est connu, et qui est vraiment ardu.
François Gaudin : Je l’ai évoqué, la responsabilité de la société est grande. Tout d’abord, la ghettoïsation de certaines périphéries urbaines conduit à l’enfermement dans des façons de parlers limitées. Or ce qui importe pour le vocabulaire, c’est la variété des échanges et des situations. Un cadre cinquantenaire de province confronté à des jeunes urbains sera aussi désarmé qu’un jeune dans un entretien d’embauche, mais dans le premier cas, cela ne pose au cadre aucun problème ! Rien ne l’incite à posséder dans son répertoire les formes que parlent nos enfants des ghettos que l’on appelle pudiquement banlieues. Alors que les jeunes doivent s’approprier les codes de la langue standard. Donc séparer les populations, c’est créer de l’exclusion. Elle revient aujourd’hui en boomerang. Regardons la place qu’occupe l’arabe dans l’espace public. La deuxième langue parlée en France est niée. Comment voulez-vous que ses locuteurs aient un appétit de français ?