Tout commence comme une histoire de corbeau : un paquet anonyme qui atterrit à l’été 2012 sur le bureau de la directrice administrative du Quai d’Orsay. À l’intérieur, des photocopies de factures d’entreprises de luxe — L’Oréal, Kenzo, Ruinart, Relais et Châteaux... —, pour un total de plus de 90 000 €, réglées à titre personnel à l’ambassadeur de France à Madrid. Louer une ambassade à des groupes privés, surtout un lieu aussi prestigieux que la résidence madrilène avec ses 18 000 m², sa piscine et ses tapisseries des Gobelins, c’est chose banale depuis que l’État rabote et rentabilise partout. Mais l’argent doit aller dans les poches du ministère, pas de l’ambassadeur.
L’accusation est grave. Mais l’intéressé n’est pas n’importe qui : Bruno Delaye est le diplomate chéri de la gauche. Ancien conseiller de Mitterrand et de Védrine, le sexagénaire porte beau, aime les grosses motos, les grands vins et la corrida, est à tu et à toi avec Hollande comme avec Carla Bruni. Dans un Quai d’Orsay plutôt gris, il est autant jalousé que glorifié. Bref, affaire sensible !
Résultat, elle est traitée en douceur et en toute discrétion par les bœufs-carottes du ministère. Là où d’autres fonctionnaires auraient pu être radiés voire pire.
Le détournement n’étant pas prouvé, Delaye n’écopera que d’un blâme... et paradait dernièrement dans un dîner d’État à l’Élysée. L’ouvrage La Face cachée du Quai d’Orsay, du journaliste de L’Obs Vincent Jauvert, fourmille de révélations de ce genre, signes du délabrement — physique et moral — d’un ministère au prestige fané.
Des diplomates qui fraudent en couple sur les notes de frais, vendent de l’alcool sous le manteau dans telle capitale arabe, subtilisent les œuvres d’art en dépôt à la résidence, harcèlent leur personnel quand ils ne sont pas pris dans des affaires de pédophilie comme naguère en Asie, le tout dans une quasi-impunité sous prétexte d’épargner l’institution du scandale : voici le sombre tableau dépeint par Jauvert, qui a récupéré des documents confidentiels et recueilli des dizaines de témoignages « maison ».