L’émission Contre-courant de Mediapart oppose Michel Onfray à Alain Badiou. Aude Lancelin, spécialiste des idées passée du Nouvel Obs à Marianne, la maison d’en face, y fait office d’arbitre, et pose une question à l’heure. Dans L’Obs, on se souvient d’elle pour avoir dénoncé les « white trash », incluant Dantec, Nabe et Soral. Devant son idole, la jolie bourgeoise reste coite, bafouille. C’est l’effet Badiou. Le moins qu’on puisse dire c’est que le vieux coquin, 77 pâquerettes au compteur, a toujours la patate. Onfray va s’en apercevoir très vite.
- Bourgeoise de gauche dans toute sa splendeur
« Ils croyaient que le désir était subversif et déboucherait sur la révolution. Mais non ! Nous avions raison : on voit bien que l’individu qui s’épuise dans l’hédonisme est tout à fait homogène au monde capitaliste. » (Badiou à son groupe maoïste, cité par Marianne du 27 février 2010)
Michel Onfray se revendique de la gauche libérale libertaire. Alain Badiou est, lui, plus à gauche, mais pas de cette gauche darwinienne : il reste, au fond, un marxiste pur et dur. S’étant beaucoup planté objectivement, comme la plupart des maoïstes français, il est le seul à ne pas renier son passé radical. Star en Amérique latine, il ressort du formol universitaire à l’occasion d’un essai sur Sarkozy, son premier gros tirage. Mais se prend des coups quand il critique Israël. Il se fait alors gronder par son faux ennemi BHL qui, limité philosophiquement, n’a pas les moyens de le contrer. Il est vrai que Badiou fournit un cadre conceptuel plus solide que celui du postier de Neuilly. Badiou, c’est le nouveau papi d’une extrême gauche qui avait perdu ses repères, suite à ses effondrements électoraux successifs et surtout à la chute du socialisme mondial. À 77 ans, faute de combattants à gauche, ce mécréant de la démocratie (« La démocratie est un outil propagande du capitalisme. Je pense que la loi du nombre est absurde ») pèse à nouveau dans le débat.
« Que Badiou ait défini Israël comme un État génocidaire, colonial et racialiste, qu’il ait conseillé au peuple juif d’oublier “l’Holocauste” dont il a été victime pendant la guerre (sans cesser toutefois de l’enregistrer comme fait), qu’il ait expliqué que le mot “juif”, en tant qu’il assume une position d’exception, trouve son sens final dans la métaphysique hitlérienne, tout cela fait l’objet dans mon livre d’une lecture critique minutieuse, mais ne relève nullement de l’antisémitisme. » (Éric Marty dans Libé du 27 janvier 2009)
« Je n’ai pas la même opinion que Siné sur le conflit israélo-palestien. Je suis sioniste : je défends la cause palestinienne aussi bien que la cause juive. […] Polac et Charb m’ont maltraité, Polac allant jusqu’à écrire que mon travail se résumait à : “Y en a marre des rescapés des camps de la mort.” Val a aussi qualifié les électeurs ayant voté non au référendum de “nationaux et socialistes”. Arrêtons donc de prendre en otage la Shoah pour éviter de penser en insultant l’adversaire... » (Onfray à L’Express du 10 septembre 2008)
Onfray fait moins de vagues dans le monde des idées pures, sauf quand il s’attaque à la psychanalyse et à ses propriétaires exploitants. Cet hédoniste athée tire à boulets rouges sur les religions, qui ont la peau dure. Les deux penseurs ont eu affaire au lobby sioniste. Mais ce n’est pas ce qui les réunit dans cette émission, où le sujet n’est qu’effleuré. En revanche, ils n’éviteront pas le sujet complémentaire « Islam », qu’Aude mettra sur la table, un peu comme un cheveu frisé dans la soupe. Si Badiou a une vision des choses à contre-courant, Onfray, pourtant nietzschéen déclaré, choisit le camp du Bien.
Un duel gauche/gauche de gentilshommes
On commence par une blague d’Aude Lancelin : « L’heure que nous allons passer ensemble promet d’être très disputée. »
En fait de dispute, personne n’élèvera la voix, ni ne frappera son interlocuteur. C’est à peine si les protagonistes feront un geste de la main. L’émission aurait pu être un enregistrement radio. D’ailleurs, Mediapart la conserve en podcast.
Aude tente un lancement incendiaire : « Michel Onfray… vous avez eu un mot assez dur : Valls, Sarkozy le voulait en 2007, Hollande l’a pris en 2014. »
Mais Onfray préfère parler révolution. Il aime l’idée, voire le fantasme, très adolescent, de révolution, mais se définissant comme pragmatique, il trouve une astuce : « Je crois aux micro-révolutions. » S’adressant à Badiou : « Vous dites la révolution, moi je dis les révolutions. »
- Dynastie prolétarienne
Michel précise son positionnement à gauche, même si à notre connaissance aucun politique actuel ne s’inspire officiellement de ses théories ou pensées : « Une partie du projet politique de Mélenchon ne me gêne pas, ce qui me gêne ce sont humainement ses références à Robespierre, ses références à un certain type de Révolution française, à une Révolution française qui n’est pas la mienne, jacobine, centralisatrice, étatique, très décisionnelle à partir du haut et de l’homme providentiel, et puis cet homme effectivement nous a fait savoir qu’il aimait tous les régimes dictatoriaux pourvu qu’ils soient prétendument de gauche ou anti-américains et de fait, je ne pense pas qu’on puisse aujourd’hui dire que on est du côté du peuple et qu’en même temps on soutient Cuba, qu’on soutient le Tibet occupé par la Chine, qu’on soutient Ahmadinejad parce qu’il est un ennemi d’Israël et que Ahmadinejad nous dit que il faut rayer Israël de la carte, je me dis effectivement je ne peux pas soutenir cet homme-là. »
- Toi, Onfray, j’te pète ta gueule de sale petit sioniste
En bon hédoniste, Onfray vise le bonheur : « C’est plus une gauche de ressentiment qu’une gauche qui serait susceptible d’apporter du bonheur, allons-y pour ce gros mot, au peuple, aux gens les plus éprouvés par le libéralisme. »
D’autres diraient le plaisir par la consommation matérielle, et la jouissance par la propriété privée, qu’il défend… tout en se disant anarchiste.
Badiou, lui, nage dans des eaux plus globales, voire célestes : « En vérité nous sommes dans un moment où suite aux désastres des états socialistes quelque chose d’essentiel au niveau de la pensée révolutionnaire mondiale est en jeu, qui concerne à la fois la philosophie, la politique, les formes d’organisation, nous devons reconstruire une perspective stratégique qui est entièrement ruinée. […] En vérité il faut commencer par où Marx avait commencé, c’est-à-dire un mélange de considérations philosophiques d’un côté, sur la procédure subjective et pensable d’une émancipation radicale, deuxièmement une analyse de la société contemporaine dans ses mécanismes dominants et dans le processus de la domination installée, et troisièmement, dans les questions d’organisation. »
Badiou redéfinit alors la pensée dialectique : « Au fond les idées de rébellion, de révolte, d’insoumission, de résistance, tous ces ré- en quelque manière négatifs, me paraissent à la fois nécessaires et évidents lorsque le mouvement de masse se met en mouvement, lorsque on proteste contre ceci ou contre cela, quand on dit Moubarak dégage ou quand on crie son hostilité à Sarkozy, mais l’expérience a montré qu’il n’est pas vrai que la négation porte la construction… En réalité c’est le contraire, il faut un élément affirmatif originaire à l’intérieur duquel on va faire jouer la négation dans ces perspectives… »
Si Alain Badiou en reste à ces incantations philosophiques pré-marxistes, le capitalisme n’a, semble-t-il, pas de soucis sérieux à se faire.
L’individu, point de divergence essentiel
Onfray : « Sur l’idée du capital, du capitalisme et de l’individu, alors là je suis pas d’accord, je pense effectivement que la garantie libertaire c’est l’existence de l’individu… Mais que les libéraux aient fait savoir que nous étions motivés par notre propre intérêt je pense qu’ils ont raison de le dire, non pas parce qu’ils sont libéraux, mais tout simplement parce que Darwin en fait la démonstration… »
- En Chine, l’individu est sacré
Onfray trouve une première pierre sur son chemin, l’islam (révolutionnaire ?) : « L’idée de pouvoir penser la révolution planétaire dans des pays où il y a des puissances comme l’islam, je pense que l’islam est une force aujourd’hui planétaire et qu’il y a une espèce de communauté virtuelle, l’Oumma, avec laquelle il nous faudrait entrer en relation, et sûrement pas dans une relation dialectique telle que l’Occident le perçoit, je pense que si nous voulons là encore refonder un internationalisme faut sûrement pas le penser en terme d’étincelle qui mettrait le feu à toute la plaine, à toute la plaine planétaire, parce que là ça reste un point noir de ma pensée, de fait, je me dis, quand je fais le tour du monde et que je fais des conférences ici, là ou ailleurs, j’étais au Congo la semaine dernière, je suis aux Émirats dans une quinzaine de jours, je me dis mais comment peut-on être internationaliste ? Quand nous voudrions aujourd’hui exporter une révolution ou l’idée qu’il faudrait en finir avec le capital et le capitalisme dans sa formule libérale, comment fait-on pour aller jusque au Proche-Orient, au Moyen-Orient, en Afrique en Asie ou ailleurs ? »
Onfray rejoint Bourdieu quand il propose de réduire l’internationalisme à l’Europe, qui serait plus compatible avec l’idée de révolution démocratique.
Mais Badiou retourne son argument : « Je crois que le noyau de notre désaccord c’est sur individu et sujet en dernier ressort… Ce qui me frappe, en dépit de l’existence de l’islam qui est en partie aussi un motif de mobilisation de la droite libérale hein, c’est aussi un motif comme ça de suscitation fétichiste d’un adversaire en partie imaginaire, mais même avec tout cela, ce qui me frappe moi, c’est l’homogénéité, extraordinaire, du monde contemporain. »
Et donne le premier coup de grâce : « De ce point de vue-là en politique, pour y revenir, il y a un sujet libéral qui ressemble fort à votre individu, malgré tout. Vous le partagez avec le libéralisme cet individu, cet individu intéressé, cet individu qui finalement est défini par son rapport à ses possibles jouissances. Moi je ne vois pas du tout les choses comme ça, je pense que l’individu au fond est une entité assez creuse, assez uniforme en effet, assez indistinguable, et que le sujet c’est tout autre chose : le sujet, c’est ce qui s’engage dans une signification, un processus, une création, un rassemblement, une vision des choses, qui a une touche d’universalité. Et c’est ce qui fait qu’il y a un écart toujours problématique entre individus ou les individus et le projet qu’ils portent, dans cette direction et signification universelles. S’il n’y a pas ça je pense que en effet la politique peut être réduite au système négatif des expériences locales… »
- La femelle occidentale jouit lors de l’acte d’achat
Onfray tente de sauver son individu libéral ultime en jouant sur les mots : « Il y a aussi chez Darwin de quoi faire un darwinisme de gauche, je songe à Kropotkine, et au texte que Kropotkine écrit qui s’appelle L’Entraide et qui fait la démonstration qu’il y a chez Darwin une théorie aussi de l’individu qui est dans l’entraide. L’individu libéral est un individu sauvage qui n’est pas dans l’entraide, moi ça n’est pas mon individu… Nous sommes des animaux qui sommes capables de nous aider… Moi je suis dans une logique libertaire d’un darwinisme social, de gauche, qui suppose l’entraide, le partage, la communauté, nous sommes des animaux capables d’aider d’autres animaux. »
Argument ambulancier que Badiou pulvérise d’un trait : « Les libéraux ont toujours admis que il fallait une dose raisonnable d’entraide et de charité, moi je ne parle pas de l’entraide. L’idée du partage d’un projet commun à signification universelle ce n’est pas de l’entraide, à proprement parler… Ce n’est pas réductible à aucune des catégories de la biologie animale collective, c’est une signification purement humaine qui est que nous avons rapport à l’universalité d’un certain nombre de choses, notamment en politique, et que ça n’est pas réductible à un sentiment à la fois de pitié, d’entraide, d’aide, de soutien, tout ça je pense, tout ça est un frein politique, absolument. »
Aude se réveille avec l’islam
Le débat, qui prenait un envol intéressant, redescend brutalement avec la préoccupation d’Aude : « Revenons à une question que vous venez d’aborder, tous les deux, de biais, la question de l’islam. […] Vous êtes même allé jusqu’à soutenir, Michel Onfray, que possiblement à un horizon pas si éloigné, puisque je crois que vous parliez à peu près de 50 ans, l’Europe et la France a fortiori risquaient de se voir possiblement islamisées, et que vous en faisiez une possibilité, un risque.
– Pas dans les 50 ans non. »
- Aude, en excellente compagnie
Aude faisant remarquer que cette thèse rejoint la crainte des identitaires, Onfray se défend : « Je suis pas heureux d’avoir des amis que j’ai pas envie d’avoir, ça me paraît évident… Quand je parle de l’islam on oublie que c’est pas au nom du christianisme… Moi je trouve bien que ces valeurs aient explosé en mai 68… Nous sommes en fin de course et que cette civilisation elle disparaît. Pour moi la civilisation occidentale elle est en train de s’effondrer. Je suis pas comme des Finkielkraut ou quelques autres qui diraient oh c’était quand même mieux, revenons à un ancien temps… s’il y a une leadership à prendre sur la planète, je pense qu’il faut une civilisation forte, puissante, avec une spiritualité audacieuse, conquérante, et qu’elle est islamique… Je dis simplement qu’il y a, pour utiliser le vocabulaire de Nietzsche, une grande santé islamique planétaire. Et de fait je pense que s’il y a un leadership à prendre pour non plus une civilisation, mais la civilisation, elle est plutôt à aller chercher cette civilisation du côté de l’islam, qui n’est pas, si j’en crois le Coran, l’hadith du prophète ou la biographie de Mahomet, qui n’est pas une idéologie dans laquelle on parlera de liberté, d’égalité, de fraternité, de féminisme et de laïcité. »
- Ces emplois ont malheureusement disparu avec la décolonisation
Badiou balaye cette crainte : « Je pense que la question religieuse est une question absolument construite de façon artificielle aujourd’hui dans le débat planétaire, et qu’elle sert de chiffon rouge agité devant un certain nombre de camps occidentalistes laïques, etc. pour dissimuler ce qui se passe en ce moment, c’est pas du tout ça ! Ce qui se passe c’est la création progressive d’une civilisation unique parce que unifiée en profondeur par l’expansion du modèle capitaliste de développement de pensée par la philosophie qui va avec, qui est l’individualisme intéressé. Alors même dans les pays arabes quand on y va, c’est un phénomène qui est un phénomène qui ne résistera pas à leur inclusion effective, réelle et déployée, à l’univers capitaliste. On nous a déjà fait le coup, après tout. Pendant toute la IIIe république, alors que ce qui était en train de s’installer, c’était le colonialisme d’une part comme élément quand même constitutif de la prospérité nationale, la préparation constante à la guerre d’autre part, et troisièmement la mainmise progressive sur l’Etat des puissances d’argent, on a fait croire que la contradiction avec les curés était le point principal. Alors ça, ça a animé toute une génération et finalement on a pensé que la laïcité est une création magnifique, dont le héros était Jules Ferry, Jules Ferry qui se caractérise bien plutôt par le fait qu’il a été le grand dirigeant et le grand penseur de l’impérialisme français d’un côté, et un des partisans du massacre des Communards de l’autre. Alors moi cette sorte d’agitation autour de la question des civilisations et de la religion je pense véritablement que sans dire que ça n’existe pas, qu’il n‘y a rien, je pense que ce sont des phénomènes retardataires et inessentiels. Et quand on essaye de constituer sur ce point une opinion publique, de quelque façon qu’elle soit, je pense qu’on est dans le leurre… et on se détourne de la cible effective principale et réelle qui est l’expansion de la puissance d’une oligarchie planétaire qui aujourd’hui est une oligarchie trans-civilisationnelle… La question qui nous est posée c’est de constituer une force politique, elle-même d’ailleurs transnationale et trans-civilisationnelle, capable de laisser de côté la question des identités qui en effet sont nécessaires à des constructions symboliques… et de se concentrer sur ce qui est tout de même l’adversaire principal. »
- Caricature négative produite par le cerveau malade d’ancêtres complotistes
L’Islam est-il de droite ?
Selon Onfray, en quelque sorte, oui. Pour cet athée de gauche, il représente donc un double mal : « Si l’adversaire principal c’est le capitalisme dans sa formule libérale… il me semble que l’Islam collabore, au capitalisme international, au capitalisme planétaire, oui donc l’Islam n’est pas un ami de la cause socialiste, ou de la cause sociale… Moi pour le coup je serais marxiste là, je trouve que la religion est vraiment l’opium du peuple, le soupir de la créature opprimée, et je trouve étonnant qu’un certain nombre de personnes puisse aujourd’hui utiliser cette phrase de Marx en disant que c’est justement ce qu’il faudrait comprendre chez Marx, à savoir que il y aurait une espèce d’appel du prolétariat international via la religion qui serait à un moment ou un mouvement d’émancipation à l’endroit du capital et du capitalisme international… Je suis assez sidéré de voir qu’on fait de la religion aujourd’hui une espèce de recours simplement parce qu’il y aurait une pulsion assez anti-occidentale qui viserait à dire tout ce qui détruit l’occident est une bonne chose. Je suis pas d’accord avec cette idée et comme on lit la plupart du temps, l’Occident, l’Amérique, les États-Unis, le capitalisme, le sionisme, l’existence d’Israël, y a une espèce de vaste soupe qui est faite ici, je dis mais est-ce qu’on peut pas tenir tout simplement une position athée, ce qui est ma position ? »
Badiou : « Ce qui est la mienne aussi. »
Onfray : « Quand on pense l’Islam, il faut pas seulement le penser comme une espèce de catégorie économico-politique, c’est aussi une catégorie spirituelle, une catégorie métaphysique… qui envoie les gens dans les mosquées, qui met les femmes à la cuisine, qui les interdit d’école, d’éducation… »
Badiou : « C’est exactement ce que faisaient les démocraties chrétiennes en Italie ou en Allemagne il y a seulement 50 ans, donc il n’y a pas de singularité de ce phénomène. Quand toutes ces sociétés seront plongées dans le capitalisme marchand et commercial que nous connaissons eh bien, croyez-moi, ils préféreront se constituer comme sujets en comparaissant devant le marché et en achetant les objets qui leur sont nécessaires et petit à petit, ils ne se soucieront plus tellement d’aller à la mosquée, et les mosquées se videront un jour comme les églises se sont vidées chez nous. »
Onfray : « Ça c’est votre optimisme… Je dis que l’alternative c’est vraiment théocratie ou démocratie. On s’est assez battus depuis la Révolution française pour justement faire reculer la théocratie judéo-chrétienne, pour ne pas souscrire à une nouvelle théocratie sous prétexte que celle-ci serait plus politiquement correcte ou défendable que les autres. »
Badiou : « Je pense que la vérité c’est que Dieu est mort. Il est mort et je pense que cette agitation autour de la religion c’est une agitation autour d’un cadavre et le coté cadavéreux se signale par le fait que les véritables militants de cette affaire sont des militants de la pulsion de mort, les terroristes c’est ça… Le développement effectif du capitalisme c’est la fin de la religion… La religion musulmane mourra quand son temps de mourir sera venu. »
Onfray : « Je pense qu’aujourd’hui le cadavre se porte bien… Je dirais Dieu est ressuscité. »
Badiou : « Je ne crois pas du tout à un retour de la religion. Je pense que c’est un faux-semblant, véritablement… qui est lié, lui, à une faiblesse transitoire de l’idée communiste… C’est venu combler en particulier chez un certain nombre de jeunes des milieux populaires et ouvriers, le délaissement total dans lequel ils ont été laissés par le mouvement communiste dans son existence ancienne. Et donc notre devoir ce n’est pas prioritairement de contribuer à la construction du spectre planétaire de la religion musulmane, notre devoir c’est de combler ce manque. »
Onfray : « Pour l’instant il me semble que ce Dieu-là, le Dieu monothéiste, il fait encore la loi et beaucoup la loi. Mais d’accord avec vous sur l’idée qu’il fait la loi là où précédemment éventuellement l’idée communiste faisait la loi et ne fait plus la loi. A l’évidence c’est parce que nous n’avons pas été à la hauteur des alternatives à proposer en termes de gauche, moi je fais ma proposition de gauche libertaire, mais pas audible, mais on n’est pas audibles sur ce terrain-là, donc d’autres le sont mais avec des arguments plus courts, ceux des religions. »
Badiou : « Vous voyez que ça doit nous pousser à nous interroger sur nos propres faiblesses plutôt que sur la force des autres. La religion vient mécaniquement combler un certain nombre de manques dans les masses populaires, quand c’est pas la religion ça peut du reste être aussi la pensée d’extrême droite, ça peut être les nouveaux fascismes, et on sait bien que les nouveaux fascismes comme les idéologies fondamentalistes prospèrent là où la pensée émancipatrice est faible… Comment muscler, comment donner force à la pensée émancipatrice, encore une fois je pense que ça ne peut être qu’au nom d’une idée elle-même puissante, elle-même forte. Parce que effectivement Dieu est mort, mais son cadavre est considérable. Et pour être à la mesure de ce cadavre il nous faut une idée d’une force historique, rénovée, et compatible avec la situation contemporaine. Ce à quoi je crois ne suffira pas l’invocation de l’individu attaché à des micro-situations réformatrices. »
Après cette démonstration rapide de Badiou, vainqueur aux points, notons que dans l’esprit de ces deux intellectuels, seule une pensée de gauche peut être émancipatrice. Si pour eux le nationalisme ne peut pas être la transcendance, la force supérieure qui extrait l’individu de son égoïsme consumériste – puisque par définition il ne peut être inter-nationaliste – est encore à trouver. Pourquoi pas une version élaborée du communisme capitaliste chinois, qui réconcilierait Badiou avec ses premières amours ? Encore le consensus de Pékin… Sinon, il faudra attendre la montée du niveau de conscience général, pour tabler sur l’amour supérieur du collectif, celui de l’humanité.
Néanmoins ce débat gauche/gauche, où fatalement le plus gauchiste gagne, a le mérite de montrer la ligne de fracture que constitue l’attitude face à l’Islam : d’un côté la peur, celle du grand remplacement, de l’autre le replacement dans une perspective politico-historique. On n’oublie pas que l’Islam politique a poussé là où les Américains ou leurs auxiliaires locaux ont détruit le communisme (Iran, Turquie).
Les penseurs de la gauche post-marxiste sont orphelins du prolétariat, né avec la révolution industrielle, et qui disparaît de l’Occident avec la crise industrielle, pour se retrouver en Asie et dans une moindre mesure en Afrique. Qui va suivre ces bergers sans troupeau ? Si Onfray s’avoue honnêtement seul, Badiou croit en cette nouvelle catégorie prolétarienne que sont les sans-papiers, ces déplacés du capitalisme mondialisé. Fédérer cette force clandestine sans chef est son nouveau rêve, qui a juste changé de monture. Faut-il y voir l’explication de son respect inattendu ou de son « ouverture » à l’Islam, qui est en train de conquérir l’Afrique, base de lancement de ce nouveau prolétariat sans frontières, et possiblement l’Asie ?
L’Islam, comme ciment provisoire d’un néo-prolétariat mondial et des classes moyennes occidentales menacées par l’ultralibéralisme ?
D’un autre côté, la problématique, pour les Français ou les Européens, est de trouver un universalisme qui englobe le nouvel individu cher à Onfray, car l’Occidental moyen reviendra difficilement en arrière en terme de libertés individuelles, afin de dépasser le capitalisme en considérant ce consommateur jouisseur non plus comme un but, mais comme un moyen vers un néo-communisme adapté.
Il faudra dans tous les cas, pour accéder à notre humanité, renoncer à un confort égoïste, car non partagé. Et là, on croisera sans doute à nouveau la spiritualité des religions partageuses, dont certains annoncent régulièrement la disparition programmée, mais armés d’un autre niveau de conscience.
Voir aussi, sur E&R :