Egalité et Réconciliation
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L’invention de l’Europe (Emmanuel Todd)

par Michel Drac

Il s’agit pour Emmanuel Todd de tester, à travers l’histoire de l’Europe, son hypothèse de base : le lien entre structures familiales et phénomènes religieux, sociaux, culturels, économiques et politiques. Certes, il existe aussi un arrière-plan, une intention : brosser le tableau de la complexité européenne, pour démontrer à la fois l’existence de l’Europe à travers sa complexité, et l’absurdité d’une construction européenne par nivellement artificiel. Une intention claire, donc, et que Todd avoue franchement : dans les années 90, il veut nous expliquer pourquoi le traité de Maastricht, ça ne marchera pas.

Mais cette intention ne pollue pas l’ouvrage : c’est, fondamentalement, un travail de recherche, sans parti pris.

Il est, bien sûr, tout à fait exclu de donner ici un aperçu exhaustif de l’œuvre, d’une richesse assez exceptionnelle. On se limitera aux idées-forces, quitte à consentir quelques raccourcis trop rapides, à condition qu’ils ne nuisent pas à la compréhension de l’ensemble.

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La première étape est bien sûr la cartographie du continent. Todd explique très bien pourquoi, dès qu’on s’intéresse aux systèmes familiaux et aux types de propriété agricole, l’échelle nationale n’est pas la bonne. Aucun grand pays européen n’est absolument unitaire sous cet angle, il faut descendre à l’échelle régionale pour trouver des unités homogènes.

Une fois la cartographie tracée, reste à l’exploiter…

Des systèmes familiaux aux systèmes religieux

Au tout début de l’époque moderne, l’Europe (encore principalement rurale) est divisée en quatre grands systèmes familiaux, qui se partagent le continent de manière complexe, et parfois, dans leurs marges, se combinent pour définir des solutions intermédiaires. Tous ces systèmes sont européens en cela qu’ils sont exogames et bilatéraux (équivalence approximative des autorités paternelles et maternelles dans la vie sociale). Mais à l’intérieur du cadre général européen, ces quatre systèmes définissent des attitudes mentales très diverses, et ces attitudes expliquent, pour Todd, l’impact différencié de la Réforme protestante et de la Contre-Réforme catholique, aux XVI° et XVII° siècles.

Le modèle de la famille nucléaire absolue règne sur l’essentiel de l’Angleterre, la Hollande et le Danemark. Là, les enfants fondent des ménages indépendants, l’héritage est partagé de façon peu rigoureuse, non cadrée, le plus souvent par testament. Ce modèle génère des attitudes mentales valorisant la liberté comme valeur principale, tempérée par la concurrence (entre frères dans la famille, entre citoyens dans la Cité).

Ce système familial recoupe assez précisément l’expansion, à la Renaissance, du protestantisme arminien (1).

Le modèle de la famille nucléaire égalitaire règne sur la France du nord (la Bretagne exceptée, qui présente des traits comparables à ceux de l’ouest britannique), avec, dans le nord-est, des influences du modèle germanique de la famille souche. Dans ce modèle, les enfants fondent des ménages indépendants et les biens des parents sont partagés de manière égalitaire. C’est la règle qui domine également 80 % du territoire espagnol (tout sauf le nord), l’Italie du nord et du sud (mais pas du centre). Ce modèle génère des attitudes mentales valorisant l’égalité comme valeur principale (entre frères indépendants, donc dans le cadre d’une fraternité qui tolère la liberté).

Ce système familial recoupe assez précisément l’aire du catholicisme classique (c’est-à-dire le catholicisme qui refuse radicalement la théologie augustinienne pure de la prédestination, et n’impose par ailleurs pas d’autorité religieuse forte). D’une manière générale, ce système a tendance à engendrer une relative indifférence à la religion, puisqu’il n’est renforcé ni par la hiérarchie religieuse, ni par l’autoritarisme symbolique du Père-Dieu.

Le modèle de la famille souche règne sur l’Allemagne, de manière absolue dans l’est et le nord du pays, selon des formes incomplètes (influence française) dans l’ouest et le sud du pays ; on retrouve ce même système dans une vaste bande parcourant le sud-ouest de la France (sous une forme pure, cas unique en Europe du sud) et le nord de l’Espagne ; et il existe également dans l’ouest de la Grande-Bretagne, pays de Galles, Irlande et une partie de l’Ecosse (dans l’ensemble sous une forme pure, mais avec, en surplomb, une influence politique anglaise prépondérante, qui en modifie la dynamique), ainsi que dans le nord-est de l’Italie (avec une influence forte du modèle lombard principal, nucléaire égalitaire). C’est un système inégalitaire (un seul enfant hérite du bien principal, généralement l’aîné) et autoritaire (l’aîné vit sous le même toit que son père). Le modèle de la famille souche, quand il est pur, génère une perception favorable de l’inégalité, considérée comme un gage d’ordre sous une autorité unificatrice. Quand il est présent sous une forme atténué, il débouche sur la valorisation de l’ordre, mais pas nécessairement de l’inégalité.

Ce système familial correspond schématiquement à deux zones d’expansion religieuse. Là où domine la famille souche pure (Allemagne du nord et de l’est, sud-ouest de la France, ouest de l’Ecosse, Pays de Galles), domina aussi, historiquement et pendant au moins une période, le protestantisme classique, non-arminien (prêtrise du croyant, donc liberté de conscience, mais double prédestination, donc encadrement de la conscience individuelle par la sanction symbolique d’un Père tout-puissant). Là où domine la famille souche incomplète, dans l’ensemble, s’est imposé le catholicisme harmonique (c’est-à-dire le catholicisme qui refuse radicalement la théologie de la prédestination, mais impose, dans l’ordre social, une autorité religieuse forte). Bien entendu, cette cartographie simplifiée ne rend pas compte de certains cas particuliers ; par exemple, des régions de famille souche pure, mais retardataires sur le plan de l’alphabétisation, ou encore situées géographiquement dans l’aire d’influence d’une région dominante de famille nucléaire, n’ont pas basculée dans le protestantisme, mais plutôt dans le catholicisme harmonique (Bretagne occidentale, par exemple).

Le modèle de la famille communautaire, dans lequel tous les fils peuvent se marier et amener leurs épouses sur le domaine de la famille. Ce modèle possède, en Europe occidentale, une aire d’influence très limitée (une partie du Massif Central, l’Italie du centre). Il faut aller en Europe orientale pour le trouver dominant (un monde situé hors des limites du travail de Todd, qui a choisi de zoomer sur l’Europe occidentale). Sur le plan religieux, compte tenu du faible poids de ce modèle en Europe de l’Ouest, les zones concernées se sont intégrées dans leur environnement de famille nucléaire égalitaire, et se sont donc inscrites dans un catholicisme classique au moins de façade.

Cette cartographie paraît satisfaisante. Non seulement parce que Todd superpose des cartes qui, effectivement, se recoupent assez bien, mais aussi parce qu’elle explique au fond l’histoire religieuse de l’Europe au XVII° siècle. Il est logique que les Allemands aient fini, après la sanglante Guerre de Trente Ans, par trouver un modus vivendi entre protestants classiques du nord et catholiques harmoniques du sud : ils partagent en profondeur une même exigence d’unité et d’autorité (dans le nord protestant classique, via la théologie ; dans le sud catholique harmonique, via l’autorité sociale de l’Eglise). Il est logique que les Français aient été conduits à expulser la composante protestante, jusqu’à la rendre insignifiante, parce qu’il n’y a pas de socle de valeurs communes entre protestants classiques héritiers de la famille souche pure et catholiques classiques héritiers de la famille nucléaire égalitaire. Il est logique, encore, que le protestantisme ait rapidement muté en Hollande et en Angleterre, avec l’abandon de la théorie de la prédestination (par le Dieu-Père), et sa transformation, par une bourgeoisie ascendante, en théologie de « l’auto-prédestination » (par la réussite matérielle). Tout aussi logique encore que l’Angleterre ait vu l’affrontement entre le protestant pur et dur Cromwell, un Gallois, et un protestantisme arminien anglais presque recatholicisé, anglican donc, et qui finalement s’imposa, étant largement majoritaire. Et il est, enfin, tout à fait logique que l’Espagne ait incubé à la fois une gigantesque révolte antireligieuse (modèle de famille nucléaire absolue au sud) et une formidable résistance ultrareligieuse (modèle de famille souche incomplète au nord). Quant à l’Italie, à l’histoire complexe, nous en parlerons plus loin…

Satisfaisante, la cartographie de Todd est, aussi, instructive. Elle permet de prendre conscience de la complexité réelle de la carte religieuse de l’Europe. Si l’existence de deux protestantismes très différents l’un de l’autre n’est pas franchement une découverte (quiconque s’est intéressé à l’histoire du protestantisme sait qu’il y a, entre un protestant allemand et un protestant anglais, autant de différence qu’entre un protestant allemand et la majorité des catholiques), l’existence de deux catholicismes, elle, constituera une surprise pour nombre de lecteurs.

Des systèmes agraires aux idéologies politiques en passant par les systèmes religieux

Pour Todd, la sortie de la religion, et donc l’entrée dans l’idéologie, s’est faite en trois étapes successives. Deux facteurs expliquent que la religion n’ait pas reculé partout à la même vitesse : d’une part certaines formes religieuses étaient plus fragiles que d’autres (la plus fragile : le catholicisme classique ; la plus solide : le catholicisme harmonique ; entre les deux, les protestantismes) ; d’autre part, les systèmes de propriété agraire ont interféré fortement avec la progression de l’alphabétisation pour définir un phénomène complexe, régi par des influences multiples.

La carte d’Europe des systèmes agraires fait apparaître quatre grandes zones de grande propriété : le bassin parisien, l’essentiel de la Grande-Bretagne (avec une forte instabilité), le sud de l’Espagne, le sud de l’Italie. S’y ajoute une petite zone sur la façade méditerranéenne française. C’est le système agraire qui, en retirant au père de famille la direction de la production, pour ne lui laisser que celle de la consommation, affaiblit le plus l’image du Père-Dieu. Là où la famille nucléaire absolue a créé le protestantisme arminien (en Grande Bretagne), l’effacement du Dieu-Père ouvre la porte au libéralisme. Là où la famille nucléaire égalitaire domine, à travers le catholicisme classique, ce même effacement ouvre la porte à diverses expériences jacobines, socialistes ou anarchisantes.

Il n’y a qu’une seule zone de métayage dominant : le « nord du centre » de l’Italie (une zone qui se superpose assez bien avec celle de la famille communautaire en Italie, ce qui est logique : seule une famille communautaire peut se passer facilement de la monétarisation des relations entre propriétaire et cultivateur). En France, on observe le même phénomène dans le Massif Central, quoique le métayage n’y soit pas dominant : il existe là où la famille communautaire occupe au moins une partie du terrain. Dans ces zones, l’image du Père-Dieu est fragilisée, mais moins que dans les zones de grande propriété, parce que le fonctionnement communautaire crée une forte inertie des croyances. Quand cette inertie s’estompera, ces territoires deviendront ceux du communisme.

Le reste du continent (donc y compris nord-est et sud-ouest de la France) est dominé historiquement par la petite propriété, à l’exception de l’ouest de la France, l’ouest de l’Angleterre, la Hollande et une petite partie de l’Allemagne du nord, qui sont dominés par le fermage. Dans ces zones, la religion se défendra mieux jusqu’au début du XX° siècle, parce que l’image du Père – Patron conforte, dans les attitudes mentales dominantes, celle du Dieu – Père. Là où ce régime de propriété agraire se combine en outre avec la famille souche, même incomplète, la cohérence du sous-jacent anthropologique de la croyance religieuse est maximisée, du moins dans le monde paysan. Ces zones de petite propriété et de famille souche se répartissent, pour l’essentiel, entre catholicisme harmonique (famille souche incomplète ou enclavée dans un système de famille nucléaire, d’où l’autorité de l’Eglise) et protestantisme classique (famille souche complète, d’où le Dieu-Père qui prédestine). Ce sont par excellence les territoires de la tradition autoritaire. Quand la religion reculera dans ces territoires, des idéologies autoritaires s’y développeront spontanément (nazisme, fascisme, franquisme).

a) Mort du catholicisme classique et surgissement de l’idéologie républicaine

La première étape du recul de la religion correspond à l’effondrement de la pratique religieuse dans les zones de famille nucléaire égalitaire (modèle favorisant une relative indifférence à la religion, puisqu’à la figure paternelle).

Cet effondrement se produit dès 1750 dans les zones cumulant cette particularité avec un système agraire de grande exploitation et avec une alphabétisation précoce, c’est-à-dire principalement le bassin parisien. C’est, pour Todd, le soubassement anthropologique qui a engendré la révolution française : « Liberté, Egalité, Fraternité » n’est que la traduction politico-sociale du modèle de famille nucléaire égalitaire dans un système de grande propriété rurale. Lorsque la religion a cessé de traduire les fondamentaux anthropologiques dans les représentations collectives, le catholicisme classique s’étant avéré inapte à supporter l’alphabétisation des masses, l’idéologie a surgi : tout cela est logique.

L’idéologie républicaine, à la fois collectiviste (par égalitarisme) et individualiste (famille nucléaire, liberté), est traversée de contradictions internes profondes, qui ouvrent la porte à des conflits violents au sein du corps social, y compris à l’intérieur des populations déchristianisées elles-mêmes. Elle débouche en pratique sur une société qui a tendance à se figer, faute de pouvoir gérer ses évolutions dans le calme (règne de la petite bourgeoisie, contrôle des naissances et ascension sociale prudente, la France des « radsocs »).

L’Espagne centrale et méridionale, ainsi que l’Italie du sud, ont suivi la même évolution, avec environ un demi-siècle de retard, du fait de leur alphabétisation plus tardive.

Partout où le catholicisme classique implose, son implosion provoque la radicalisation de ses marges (France de l’ouest et du nord-est, Italie du nord, Espagne du nord) où dominent le catholicisme harmonique (maurrassisme, fascisme, franquisme). Cette radicalisation est déclenchée par l’émergence, au sein de l’univers décatholicisée, d’une polarité violente entre anarchie et reprise en main autoritaire. Les pathologies françaises et espagnoles du XIX° siècle et première moitié du XX° siècle (guerres civiles) trouvent leur origine dans ce heurt entre la dimension libertaire du catholicisme implosé et la dimension hiérarchique du catholicisme survivant. Les peuples catholiques, une fois le catholicisme moribond, sont collectivement schizophrènes. (2)

b) La mort simultanée des deux protestantismes, idéologies libérale et autoritaire

La seconde étape est l’implosion du protestantisme, à la fin du XIX° siècle et au début du XX° siècle. Si c’est l’alphabétisation qui a détruit le catholicisme classique, elle n’a en revanche jamais perturbé le protestantisme (très en avance sur ce plan, jusqu’au XX° siècle). Il a implosé, lui, sous l’effet de l’industrialisation.

Le protestantisme meurt quand son sous-jacent anthropologique paysan cesse d’être le type dominant, ce qui est la conséquence mécanique de l’industrialisation. Jusque là très fort, le protestantisme s’effondre brutalement : les ouvriers allemands et anglais sont confrontés à un darwinisme social qui renvoie, implicitement, à un darwinisme scientifique étranger à l’univers chrétien.

Dans le monde protestant arminien, ce processus ne s’accompagne pas de convulsions violentes. Le passage du protestantisme arminien à l’idéologie libérale peut s’effectuer sans heurt majeur, parce que l’individualisme utilitariste fournit une base de structuration adaptée à l’ère nouvelle. Le modèle de la famille nucléaire absolue peut transiter sans difficulté majeure du domaine de la grande propriété rurale à celui de l’usine dirigée par un patron, fût-il darwinien. La victoire historique de l’idéologie libérale en Europe, à ce stade du moins, a été facilitée par l’aisance de sa transition postchrétienne.

Il n’en va pas de même dans le monde protestant classique, donc en Allemagne (principalement). Sous le choc de l’industrialisation, les fondamentaux du système protestant classique implosent. Après avoir été protégé de la déchristianisation par sa forte culture du livre, qui lui a permis de conjuguer alphabétisation et religion, le protestantisme classique est ici victime de son propre succès économique : les masses alphabétisées forment une main d’œuvre qualifiées, ce qui accélère l’industrialisation, donc la dissolution du monde paysan, donc la destruction du modèle anthropologique de la famille souche. Aporie.

L’impact psychosociologique de cette crise est toutefois plus complexe qu’en pays catholique.

Il y a schizophrénie aussi chez l’homme ex-protestant classique issu de la déchristianisation, mais cette schizophrénie est plus individuelle que collective. Les sociétés postchrétiennes issues de la famille souche ne sont pas renvoyées aux incohérences de leur modèle collectif, car ce modèle a été, dès la phase religieuse, pensé dans les catégories de la liberté individuelle ; mais elles sont renvoyées, en revanche, aux incohérences de leur modèle individuel, car ce modèle intégrait une clef de voûte religieuse (la « dictature du Surmoi », caractéristique du monde protestant classique) dont la brutale disparition provoque de profonds troubles psychologiques.

Dans les pays protestants classiques (donc principalement l’Allemagne du nord, une fois le protestantisme français expulsé), il en est résulté le nazisme (Todd fait remarquer que la carte du vote nazi en 1932 est presque exactement superposable à celle du protestantisme). Explication : la théologie protestante classique de la prédestination rend pensable une inégalité innée et radicale entre les hommes ; dès lors que le religieux implose, ce principe « descend » dans la sphère politique. Le racisme hitlérien est une épuration idéologique du protestantisme classique, exactement comme l’égalitarisme jacobin était une épuration du catholicisme classique.

La convergence entre nazisme et fascisme renvoie, en profondeur, à l’existence d’un socle de valeurs communes entre catholiques harmoniques et protestants classique, unis sans qu’ils le sachent eux-mêmes par l’existence d’un substrat inconscient, lié à leur modèle de famille souche autoritaire (pour les Espagnols et les Italiens du nord, pour les Français des marges catholiques du XIX° siècle). Inversement, la résistance au fascisme des zones de famille nucléaire égalitaire (catholiques classiques sortis du catholicisme) et l’imperméabilité des zones de famille nucléaire absolue (protestants arminiens sortis du protestantisme pour aller vers le libéralisme) s’expliquent par l’inexistence de ce socle de valeurs communes. La frontière anthropologique la plus évidente en Europe sépare catholiques et protestants, mais la frontière entre famille nucléaire d’une part, familles souche et communautaire d’autre part, est sur certains plans plus structurante, en réalité. Les attitudes mentales restent, en profondeur et sous les mutations religieuses et idéologiques, modelées par un héritage pluriséculaire inconscient.

Parenthèse : le cas particulier italien

Le fascisme italien présente, pour Todd, des particularités qui empêchent de le rattacher trop simplement à la réaction des marges catholiques harmoniques confrontées à l’anarchie latente produite par l’implosion d’un cœur catholique classique. Cette dimension est bien présente, mais elle n’explique pas tout.

Il se trouve en effet que l’Italie est le seul pays d’Europe où le modèle familial communautaire possède une assise importante : l’Italie centrale. Et le fascisme, de fait, peut être lu comme une alliance instable entre le nord catholique harmonique, une partie des classes sociales privilégiées des zones de catholicisme classique en implosion, et une partie de l’Italie centrale dominée par la famille communautaire. D’où l’extrême instabilité du régime fasciste, et son incapacité à définir un contenu idéologique cohérent et unifié.] c) Mort du catholicisme harmonique et fin des idéologies

Entre 1965 et 1990 implose la sphère catholique résiduelle, celle du catholicisme harmonique jadis réactivé par l’implosion du catholicisme classique. Les causes : le développement de l’instruction secondaire (qui efface la distance culturelle entre le prêtre et les fidèles) et la propagation du consumérisme…

Cette implosion du dernier système religieux existant signe, aussi, la mort des idéologies, qui ne peuvent plus se définir en référence à un passé religieux désormais mort et bien mort. Dans ce constat, Todd rejoint Marcel Gauchet (voir « La religion dans la démocratie »).

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Que dire sur « L’invention de l’Europe » ?

En toute honnêteté, c’est un livre incontournable. Tout au plus pourra-t-on, si l’on veut absolument trouver quelque chose à critiquer, souligner que les dernières pages, relatives aux évolutions récentes, peinent à dessiner un tableau exact des mutations en cours. L’évolution de l’Allemagne, en particulier, vient remettre en cause certaines conclusions de Todd, qui a probablement surévalué dans l’esprit germanique ce qui renvoie à une exigence d’autorité, et sous-évalué ce qui correspond à une soif d’unité.

Pour le reste, Todd a ici écrit un livre majeur en l’état de la recherche historique. La démonstration est rigoureuse, les sources peu contestables, le propos passionnant et instructif. On peut d’ailleurs déduire, de cette démonstration, quelques enseignements complémentaires que Todd ne formule pas, sans doute parce qu’il veut se limiter à l’étude universitaire, et préfère laisser son lecteur faire sa propre « religion en matière politique ».

Tout d’abord, on peut tirer de grands enseignements de l’histoire des heurts et accommodements entre les quatre europes (libérale anglo-saxonne, autoritaire germanique, catholique harmonique, catholique classique), à l’intérieur des Etats-nations où elles coexistent. On relèvera tout d’abord que la coexistence est plus facile lorsqu’elle associe des modèles proches sur un au moins un des plans de la cartographie d’ensemble. L’homme libéral anglo-saxon et l’homme égalitaire latin peuvent discuter autour de la liberté, l’homme égalitaire latin et l’homme hiérarchisé catholique « pur et dur » peuvent le faire autour de l’exigence d’égalité. La discussion est beaucoup plus compliquée lorsqu’elle doit associer l’homme libéral anglo-saxon et l’homme hiérarchisé catholique « pur et dur », ou encore l’homme égalitaire latin et l’homme autoritaire germanique, « couples impossibles » qui n’ont rien en commun ou presque, hors les fondamentaux de base de l’européanité.

On notera encore que la coexistence de ces europes s’est avérée possible, au sein des Etats-nations, si et seulement si une europe en dominait clairement une autre à l’intérieur de l’Etat-nation en cause. En la matière, ce n’est pas la coexistence qui pose problème, c’est l’hésitation sur la répartition des rôles entre majorité et minorité. La France parisienne a été obligée de réduire sa fraction protestante à la portion congrue pour pouvoir la tolérer, l’Allemagne n’a pu s’unifier qu’une fois que la Prusse, protestante et autoritaire, eut définitivement pris le pas sur l’Allemagne du sud, hiérarchique et catholique.

De ces enseignements de l’Histoire, des implications politiques contemporaines : le travail de Todd montre que le projet européiste de Maastricht, de l’euro, de l’unification par homogénéisation de l’espace continental européen, est un mauvais projet, parce qu’il ne tient pas compte de la diversité anthropologique réelle du continent. On peut faire une ligue des nations d’Europe, mais on ne peut pas nier l’échelon national. Il a fallu des siècles de conflit et de souffrance aux nations européennes pour inventer progressivement des modes de fonctionnement apaisés entre leurs systèmes anthropologiques rivaux. Bousculer ce que des siècles ont mis à fabriquer, prétendre refaire le même chemin à plus grande échelle en quelques années, c’est une absurdité et, pour reprendre l’expression de Todd, « un travail d’amateur ».

Au-delà, si l’on pousse cette conclusion jusqu’à faire des supputations sur les véritables motivations de la démarche, il n’est peut-être pas absurde de voir, dans la construction européenne contemporaine, une guerre faite par le système anthropologique libéral anglo-saxon aux autres systèmes anthropologiques européens, ce système dominant poussant à la coexistence anarchique des autres pour mieux les fragiliser et les dominer. Todd ne va pas jusque là, mais la thèse est soutenable à partir de ses constats.

La dernière conclusion possible est en tout cas que les lecteurs de ce (trop court) résumé n’ont plus qu’à acheter ce livre pour l’étudier ! On ne peut pas sérieusement parler de l’identité européenne tant qu’on n’a pas lu « L’invention de l’Europe ».

(1) Il s’agit du protestantisme, essentiellement anglo-saxon, qui reconnaît la prêtrise du croyant, donc la liberté de conscience, mais pas la double prédestination. Or, la remise en cause de la prédestination stricte modifie fondamentalement l’esprit du protestantisme, puisqu’alors que le protestantisme classique impose une totale soumission à Dieu, jusque dans l’acceptation de l’inégalité en vue de préserver une nécessité d’ordre, le protestantisme arminien, à l’inverse, ouvre la porte à une forme « d’auto-prédestination » (la sensibilité du bourgeois libéral anglais ou anglophile, « enrichissez-vous »), forme qui détourne le projet luthériano-calviniste de sa pure expression.

L’arminianisme, développé en Hollande, s’est finalement imposé en Grande-Bretagne, et il a fourni la base du protestantisme actuellement dominant dans l’ensemble du monde anglo-saxon. L’ignorance de cette rupture à l’intérieur du monde protestant explique les bourdes distrayantes que l’on entend souvent chez les intellectuels et journalistes français (peu au fait de l’histoire du protestantisme, puisqu’il est pour eux une question secondaire), dès qu’ils s’aventurent dans l’étude d’un monde protestant dont ils croient pouvoir reconstituer artificiellement l’unité et une sorte de cohérence essentialisée. Le travail de Todd montre pourtant bien que la connaissance de cette rupture est essentielle pour comprendre la nature exacte de l’idéologie actuellement dominante en Europe, le libéralisme anglo-saxon.

(2) D’où le caractère comique de la guéguerre grotesque entre franc-maçonnerie bouffeuse de curé et catholicisme calotin, en France, Italie et Espagne.

En réalité, on n’a là que deux formes d’anti-augustinisme radical, en lutte pour affirmer, chacune dans sa sphère, la même sensibilité fondamentale, résultant au fond de la même évolution mentale. Bien entendu, le combat est truqué : la victoire ne peut revenir in fine qu’aux « laïcards », puisqu’un Dieu qui ne prédestine pas n’agit pas, et donc sort du monde. Théologiquement, c’est le triomphe de la religion du Fils sur celle du Père. Mais historiquement, c’est aussi la fin de toute religion, puisque la religion du Fils ne peut exister sans celle du Père ; et c’est donc, une fois l’idéologie morte, la fin de tout système de représentation collectif structurant. Sachant qu’un peuple ne peut vivre durablement sans un tel système, l’origine du déclin de la France, et par extension de l’Europe latine, déclin plus précoce que celui de l’Europe du nord, tient à mon humble avis toute entière dans ce constat.